Laissons la parole à Francis
2 mars 2021
Je me suis souvent demandé comment il se faisait que je fusse seul dans toute ma famille biologique, de près ou de loin, à avoir des préoccupations pour la vie publique et à me passionner pour la réflexion. D’où pouvait donc me venir cet intérêt, dont je ne voyais que peu d’exemples autour de moi, si ce n’est le goût prononcé d’une grand-mère pour les mots croisés (laquelle m’a gratifié à mes treize ans d’un dictionnaire daté de l’année de ma naissance, le plus beau cadeau de toute ma vie, je dois le dire) ou encore l’abonnement de mon père au Bulletin des agriculteurs et à La Terre de chez nous, publications phares du monde rural et agricole.
Une forme d’explication apparut quand je commençai à lire Rébellions d’Eric Hobsbawn dont le chapitre 3, co-écrit avec Joan W. Scott, s’intitule « Cordonniers politisés ». On y découvre la fascinante aventure de la profession au XIXe siècle et l’attitude d’indépendance intellectuelle qui remonte à très loin, d’où sans doute cette méfiance populaire et religieuse envers le cordonnier à qui on ne veut pas marier sa fille selon les innombrables chansons qui s’en moquent dans la tradition française, sans compter la fameuse expression du « cordonnier mal chaussé » qui révèle probablement plus sa générosité que son manque d’habileté.
Les cordonniers célèbres sont rares, mais le rôle de ce métier est marquant dans l’imaginaire populaire, d’où son omniprésence dans la chanson traditionnelle. Son indépendance en fit à la fois le sujet d’histoires plaisantes et le protagoniste de la résistance à l’hégémonie du clergé. Pas qu’on rejette totalement ce dernier, mais qu’on garde son quant-à-soi.
Par ailleurs, les cordonniers fêtaient leur patron, saint Crépin, le 25 octobre. Cette fête est aujourd’hui concurrencée par celle de saint Enguerran. Le mot saint-crépin sert également à désigner l’ensemble des outils du cordonnier. Crépin et Crépinien, son frère, auraient été cordonniers à Soissons au troisième siècle. On dit qu’ils vendaient aux riches les chaussures qu’ils fabriquaient, mais qu’ils les donnaient aux pauvres. Dans toute l’histoire de la cordonnerie, les pauvres sont les principaux clients, d’abord parce que la clientèle est essentiellement de proximité, ensuite parce que les pauvres ont plus tendance à faire réparer leurs chaussures alors que les riches préfèrent en acheter de neuves. Dès le XIXe, les clients plus aisés se tournent vers les chaussures manufacturées.
On apprend entre autres dans cette passionnante étude que les cordonniers étaient généralement recrutés chez les hommes de petite taille, car il s’agissait d’un des emplois les moins physiquement exigeants pour un campagnard. Ce métier était souvent jumelé à un autre comme coursier ou surveillant d’école, la pauvreté étant fréquemment le lot des cordonniers. Comme ils n’avaient pas le droit de limiter l’entrée dans leur profession (l’article ne dit pas pourquoi), à la différence des autres artisans qui choisissaient en général leur propre fils, le nombre de cordonniers était assez important un peu partout et pouvait regrouper des étrangers, des infirmes, des marginaux de toute sorte. On voit déjà poindre l’intérêt pour les questions sociales et politiques, ce qui est paradoxal dans une pratique pourtant strictement individuelle.
Il paraît que le nombre de maires révolutionnaires extraits de l’humble métier se remarquait pendant la Révolution française. La réputation de politiciens des cordonniers est liée au fait qu’ils s’engageaient essentiellement localement : quartier, paroisse, village. Avec la désagrégation des structures communautaires liées aux métiers manuels, avec la généralisation de la fabrication usinée et l’exode vers les métropoles, le rôle du cordonnier s’est étiolé.
Occupation individuelle et isolée, la cordonnerie permettait de réfléchir et de s’adonner à la lecture. Puisque ce n’était pas un métier où les hommes travaillaient nombreux ensemble, le cordonnier échappait aux moqueries traditionnelles dont était affligé dans les classes populaires tout penchant intellectuel pour un individu de sexe masculin.
Mon grand-père Joseph, le père de mon père, avait juré qu’aucun de ses enfants ne ferait carrière d’agriculteur, profession dont il était à la fois très fier parce qu’il la tenait de son propre père François, et très honteux parce qu’elle ne l’avait jamais rendu prospère. Il avait donc placé mon père comme apprenti menuisier-ébéniste. Art que Sylvio, c’était un prénom très populaire au début du vingtième siècle, avait beaucoup aimé et dont il pouvait nommer tous les outils : ciseau, rabot, chanfrein, tour, guillaume, grattoir ; il en expliquait d’ailleurs la fonction avec entrain. Malheureusement, une allergie à la colle à bois, rare à l’époque, couvrait son corps de rougeurs et lui donnait de l’asthme, symptômes qui disparurent aussitôt qu’il abandonna ce travail.
On décida alors, comme il n’était pas très grand de taille ni particulièrement musclé bien que dur à l’ouvrage, de l’envoyer faire l’apprentissage de la cordonnerie auprès d’un oncle. Il exerça ce métier pendant les premières années qui suivirent son mariage installant son échoppe à l’avant de la maison comme cela se faisait autrefois. Il a dû fermer boutique quand l’un des magasins généraux du village, tenu par sa cousine par alliance, a ouvert un grand rayon de chaussures toutes étincelantes, puis se mit à les vendre au prix coûtant pour se faire une clientèle. Certes, ces chaussures manufacturées étaient de piètre qualité, rarement en cuir, et impossibles à ressemeler, mais tellement bon marché et si faciles à remplacer.
En passant, saviez-vous qu’autrefois il était aussi d’usage de faire ressemeler même les pneus de sa voiture ? Ce n’est évidemment pas le cordonnier qui s’en chargeait, mais le garagiste, souvent ancien forgeron ou fils de forgeron, mais ça c’est une autre histoire.
Par la suite, mon patriarche devint homme à tout faire. Il exerça tous les emplois imaginables devenant ce que les Anglo-saxons appellent un Jack of all trades, master of none qui se traduisait dans la sagesse populaire par l’expression « Trente-six métiers, trente-six misères » et pour lequel il disposait de sa propre traduction : « Bon dans tout, excellent dans rien. » Habile et débrouillard, il n’était jamais pris au dépourvu et pouvait tout arranger avec ce qui lui tombait sous la main. On l’appelait même en pleine nuit pour réparer une fuite d’eau.
Beaucoup plus tard, inscrit à des cours de reclassement selon un programme gouvernemental destiné à faire de lui un technicien en machines à coudre industrielles, il impressionna toute sa classe par sa nullité dans les cours scientifiques, par son incapacité à répéter les formules théoriques abstraites, par sa parfaite compréhension de la mécanique et son habileté à l’expliquer clairement et simplement en ses propres mots, par sa facilité étonnante dans les questions pratiques et les questions de rapport de travail, par sa précision absolue dans le choix des outils, des mèches et des aiguilles, par la réalisation rapide et ingénieuse des réparations ainsi que pour son jugement critique. Une entreprise de la région de Saint-Hyacinthe, où il pensionnait à la semaine pour cette formation, tenait à l’embaucher avant même qu’il n’obtienne son certificat.
Je revois mon père chérissant ses outils de cordonnier qu’il a d’abord conservés dans la cave, puis dans la grange, même s’il ne s’en servait plus depuis très longtemps, sauf pour de rares occasions. Il gardait précieusement une copie du code municipal, qu’il consultait avec attention chaque fois qu’un différend survenait dans l’interprétation des règles à appliquer dans la conduite du conseil municipal ou dans les activités de la commune.
Je le sus quand il me montra la cachette de l’irremplaçable ouvrage pour m’expliquer le rôle qu’il avait joué dans son travail d’élu municipal à une époque où j’étais trop jeune pour en prendre conscience. Il m’avait par la même occasion donné la raison pour laquelle il avait quitté le conseil de fabrique, c’est-à-dire le conseil chargé de gérer les biens de la paroisse : il n’en pouvait plus d’entendre les autres marguilliers dire exactement comme le curé. « C’est pas ça, la démocratie », avait-il conclu.
Dans le dernier emploi de sa vie, concierge pour l’école du hameau, il assista avec régularité et esprit critique aux assemblées syndicales régionales. Un jour que l’habituel président d’assemblée manquait à l’appel, il se proposa pour mener l’assemblée. « Tu sais y faire, lui avait-on demandé ?» Ce à quoi il répondit : « Regardez-moi aller et vous me direz si je me trompe. »
Suivant rigoureusement l’ordre du jour, assurant le respect des droits de parole et ne tolérant aucune digression, il permit de terminer la réunion en moins d’une heure. C’était la première fois qu’on réglait toutes les questions si vite, mais il s’en trouva pour murmurer : « On a réservé toute la soirée pour la réunion, puis là on a déjà fini. » La réplique ne se fit pas attendre : « Si vous voulez jaser entre vous, allez donc à la brasserie à côté, vous pourrez agrémenter votre discussion d’une bière, ce qu’on ne peut pas faire ici. » La suggestion servit d’inspiration et permit de mieux se concentrer dans les réunions suivantes. On voit ici une autre attitude qu’il m’a léguée : mon impatience devant les personnes qui s’écoutent parler.
La lecture de cet article m’a permis de redécouvrir un film que je connaissais dont tout à coup le personnage principal devenait mon paternel. Tout en comprenant que c’est de lui que je tenais mon intérêt pour la question publique, cela renforça mon intuition qu’on doit, même s’agissant de son géniteur, beaucoup plus à la culture qu’à la génétique.
Francis Lagacé
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