mercredi 26 février 2020

Indifférence, empathie, sympathie


Donnons la parole à Francis


Indifférence, empathie, sympathie 

21 février 2020

Avoir le réflexe de se demander comment l'autre se sent, essayer de ressentir ce que peuvent éprouver les personnes qui ne partagent pas notre condition n'est pas chose aisée dans le cadre d'une société intensément individualiste. L'hégémonie culturelle ne promeut que la réussite personnelle sans aucun égard pour les laissés-pour-compte puisqu'il est de leur « responsabilité individuelle » de s'en sortir.

Je dois avouer qu'à moins de prendre bien du recul, ce que notre mode de vie hyper-réactif déconseille fortement, il est bien difficile de se mettre à la place des autres quand on prend des décisions ou quand on interagit. D'ailleurs « se mettre à la place » suffit-il pour bien saisir les enjeux ?

J'aurai facilement tendance à me demander ce que je ferais si j'étais à la place de Sophie, mais si je veux bien savoir de quoi je parle, ne devrais-je pas aussi me demander ce que Sophie ferait si elle était à la place de Sophie ? Après tout, je n'ai peut-être pas vécu ce qu'elle a vécu, je n'ai peut-être pas les mêmes motivations ni les mêmes objectifs ? Peut-être aussi que les motivations et les objectifs n'ont rien à y voir et qu'il s'agit plutôt de s'adapter à des contraintes que je ne connais pas, qu'il m'est impossible de connaître.

Et si même, disposant de toutes ces connaissances si utiles à la compréhension des dispositions de Sophie, je n'ai pas la même sensibilité, serai-je en mesure de manifester la sympathie qui rendrait nos relations plus harmonieuses ?

Outre les cas qui sont faciles à trancher, par exemple que je ne peux pas partager le sentiment qu'il faudrait bastonner toutes les personnes qui contestent l'autorité, il y a pléthore de cas chaque jour où renvoyer l'autre à sa turpitude est plus facile que d'expérimenter le sentiment de désolation qui l'assaille. Qu'est-ce qui crie vraiment derrière le courriel, le tweet ou le texto rageur dont je ne vois que l'écume ?

Car il s'agit bien de quoi et non de qui : quelle névralgie lancinante ? quelle frustration ? quel besoin inassouvi ? quelle blessure secrète ? quelle trahison impardonnée ? quel outrage mal encaissé ? quelle injustice jamais réparée ? quelle solitude mal vécue ? quelle condition socio-économique imposée ?

L'illusion individualiste conduira certains lecteurs•lectrices à voir dans cette réflexion des interrogations qui ne concernent que son auteur, c'est-à-dire l'entité corporelle qui signe je. Pourtant, je me rappelle bien l'ancien professeur de poétique, monsieur Lamontagne, qui nous a introduits à la théorie des embrayeurs du linguiste Émile Benveniste selon laquelle les pronoms personnels, dans certains contextes, peuvent désigner, peu importe leur forme, toute autre personne à commencer par la personne qui lit.

Je est un autre qui semble si surréaliste à beaucoup est très souvent d'une banalité évidente. Le je qui écrit n'est déjà plus leje qui lui survit quelque temps plus tard et le je qui réfléchit a la plupart du temps vocation à être « nous, vous, elles•ils ». Le je incarne toutes les instances qui sont capables de dire « je ». C'est sans doute ce que Blaise Pascal n'avait pas su deviner quand il accusait Montaigne de trop parler au je.

C'est peut-être cela que je devrais me rappeler chaque fois que j'oublie de me mettre à la place de Sophie (qui, elle aussi en passant, s'appelle tout aussi bien Louis, Naïma, Kim, Kiko, Mamadou que Sean) ou de me demander ce que je ferais à sa place, ou mieux encore ce qu'elle ferait à sa place.

Francis Lagacé

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