Laissons la parole à Francis
4 mai 2021
C’est une réflexion à laquelle je me suis souvent adonné. On en retrouve des traces ici et là dans nombre de billets.
Dans ce monde uniquement visuel, je n’existe pas. Je ne compte pas les fois où un·e camarade ayant été interviewé·e en même temps que moi a pris toute la place dans le reportage parce qu’iel disposait de photo, vidéo, déguisement ou autre support visuel. Certes, on comprend que les nouvelles télé ou le film documentaire utilisent ces images, et c’est d’autant plus troublant quand les documents imagés ne sont même pas repris dans le reportage alors que c’est à cause d’eux que l’autre a été choisi·e, mais je fais ici surtout référence à des articles de journaux sans illustration et à des interviews pour la radio.
Quand j’étais petit, on disait, si une personne avait besoin d’une vignette pour comprendre, qu’elle était bête. Est-ce qu’il te faut un dessin ? était l’insulte suprême envers le manque d’intelligence supposé de son interlocuteur.
De nos jours, Tu ne m’as pas fourni de visuel ! est l’insulte suprême envers le manque de bon sens supposé de la personne qui essaie de nous informer.
On a compris aujourd’hui que les personnes dotées d’une pensée plus concrète ont besoin de comprendre avec des schémas ou en faisant les choses elles-mêmes. De leur côté, les personnes dotées d’une pensée plus abstraite se fient davantage aux sons et aux formules. Il y a la mémoire des images, la mémoire des sons, la mémoire des formules, la mémoire des gestes, la mémoire des impressions, la mémoire du goût, la mémoire des odeurs, cette dernière étant sans doute la plus profondément ancrée dans notre subconscient.
Certaines personnes n’apprennent les chose que par l’expérience. Pour ma part, quand on me donne des instructions pour me rendre à une destination, j’écoute distraitement et je n’en retiens rien, car ça n’a pour moi aucune valeur. Je me contente de conclure en demandant : à quel numéro de quelle voie publique arriverai-je ? C’est pour moi la seule donnée utile. Je cherche ensuite les trajets à partir d’une carte, le GPS n’ayant pas fait irruption dans mon monde suranné.
Autre exemple d’entendement divergent, un certain mot de passe pour avoir accès au site de l’un de mes fournisseurs est dans la mémoire de mes doigts. Je suis incapable de le répéter oralement. Il faut que je me mette devant un clavier pour pouvoir l’exécuter. Un jour, j’ai activé par erreur l’affichage du mot de passe. Je n’ai pas reconnu ce que j’avais écrit. Je l’ai effacé, puis j’ai recommencé. À nouveau, je ne reconnaissais pas cette séquence de lettres et de chiffres, pour moi, ce n’était pas mon mot de passe. En le refaisant lentement et en prononçant mentalement chaque caractère que je tapais, je me suis rendu compte que c’était bien le mot de passe en question.
Malgré cette diversité des perceptions et des formes d’apprentissage, l’hégémonie visuelle a écrasé tous les autres sens, appauvrissant le discours, la pédagogie, l’information et les relations entre les gens.
Dans ce monde visuel, je n’existe pas. Les éditeurs s’affolent quand je leur dis que je ne veux pas mettre ma photo sur la couverture d’un livre.
La télévision est pour moi d’une lourdeur atroce, alors que la radio me semble offrir une présence chaleureuse. Elle me suit dans mes déplacements dans l’appartement alors que la tévé me garde captif, enchaîné au fauteuil. Je sais, je pourrais regarder sur une tablette ou sur un cellulaire (que je ne possède pas) tout en marchant, en ralentissant tout le monde derrière moi et en me cognant sur tout le mobilier, résidentiel ou urbain.
Pourtant, la pandémie aura bien montré que la vue ne suffit pas. Les êtres humains ont besoin de toucher, sentir, vibrer ensemble. Les gens n’en peuvent plus des réunions virtuelles, ils tournent en rond dans leur cage et ont l’impression qu’on les regarde dans un aquarium.
Demandez à une bande d’adolescents s’il est satisfaisant de voir leurs potes sur Facetime. Non, ielles ont envie de chiller en présence, même s’il ne se passe rien d’autre que de se sentir là, ensemble. C’est bien la preuve que la chaleur humaine ne traverse pas les écrans et que le salut est hors de la vue, même quand il l’inclut.
L’image la plus frappante de la nécessité de combiner les sens est ce fait intéressant, constaté dans mon entourage : l’activité dont le manque est le plus souffrant, c’est la sortie au restaurant. Non seulement on voit ses voisin·e·s de table, mais on peut les embrasser au besoin, on peut se faire servir en devisant avec la ou le chef, on hume les plats sur place, on les déguste sur place, on se réjouit du bruit des conversations environnantes s’il n’est pas excessif. C’est la renaissance que je nous souhaite bientôt !
Francis Lagacé
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