Francis nous parle de temps
16 mai 2021
Nous courons après le temps et, sans cesse essoufflé·e·s, nous en manquons. Afin d’en « améliorer » la gestion, à chaque occasion nous nous demandons ce que nous pourrions faire pour rogner sur le temps, pour consacrer moins de temps à chacune des tâches qui nous incombent ou pis encore pour accomplir le plus de tâches possible dans le même temps.
Toujours, nous sommes en réaction plutôt qu’aux commandes. C’est que reculer l’horloge ne changerait rien à la flèche temporelle, inexorable dimension à laquelle notre humanité est soumise.
Il me semble toutefois que, pour faire face à ce problème, nous nous y prenons d’une fort mauvaise façon. En effet, notre objectif ne devrait-il pas être de disposer de plus de temps ? Donc de pouvoir prendre un temps plus long pour réaliser notre ouvrage ou encore d’avoir moins de travaux à effectuer dans le même temps ?
Plutôt que de nous acharner à faire plus avec moins, nous avons désespérément besoin de solutions qui nous offriront la chance de faire moins en plus de temps. C’est ce qui s’appellerait un véritable progrès. En principe, les machines devaient accomplir des opérations plus rapidement, ce qui avait pour but de nous permettre d’accorder de plus longues périodes à nos loisirs et à nos activités agréables. Dans la pratique, plus les appareils vont vite, plus nous sommes en compétition avec eux pour multiplier la besogne par dix. La conséquence en est que nous n’avons pas ajouté de durée à notre plaisir, mais qu’au contraire nous nous évertuons à en soustraire.
À l’époque où j’étais sur le marché du travail, j’étais hyper-occupé et mes journées débordaient par tous bords et côtés. Je me demande encore comment j’arrivais à caser mes innombrables charges dans l’agenda. Toutefois, chaque matin, quand je considérais ma journée, il est une question que je me posais avant de m’attaquer à la liste interminable des opérations : Quelles sont les tâches que je n’exécuterai pas aujourd’hui ?
Non, le but n’était pas de les retarder indûment. Non, ces travaux-là ne sont pas moins importants que les autres. Je voulais justement prendre le temps de bien les réaliser. Mon argument était toujours le même : je ne veux pas bâcler le travail, il faut m’accorder un délai pour fournir un résultat acceptable. Je n’y arrivais pas toujours, mais cette préoccupation ne m’a jamais quitté.
Prenons l’exemple des courriels. Leur instantanéité a conduit tout le monde à croire que la réponse elle-même devait être instantanée. Voyez le résultat : au lieu de régler un problème rapidement, la succession des courriels de demande, de réponse, de réplique, de contre-réponse institue une conversation dans laquelle manquent deux choses : le temps de la réflexion et la coopération d’une personne qui vous accompagne dans le processus. Dans l’échange de courriels (ou pire encore de textos) chacun·e est de son côté comme dans une bataille rangée plutôt que dans un travail d’équipe. Cela produit des résultats précipités et souvent bancals.
D’abord le courriel personnel, je l’ai toujours traité comme un service postal ultra-rapide qui livre le message immédiatement. Mais, comme pour le service postal, je ne le consulte qu’une fois par jour, ce qui libère un temps considérable.
Ensuite, pour ce qui est du courriel de travail, il n’est pas bien avisé de répondre dans la minute, car ça signifie qu’on se détourne du reste de ses occupations. Une séquence de consultation est nécessaire selon la connaissance qu’on finit par acquérir des habitudes de ses interlocuteurs et selon le degré d’« urgence » réelle de chaque demande : chaque heure, chaque demi-heure. Et quand on se met à la rédaction d’un document, sauf si on attend des nouvelles sur un sujet précis, on ferme ses antennes pendant deux ou trois heures.
Si je ne possède pas la réponse immédiate à une question, je réplique : « J’y réfléchis et je te donne des nouvelles dès que possible. » La réflexion demande du temps et ne se fait pas de manière linéaire. On oublie qu’une grande partie de notre processus de réflexion est inconscient et que, si le résultat nous apparaît à un moment donné, ce n’est pas par magie ou par influence divine, mais juste parce que le ménage a eu le temps de se faire dans nos circuits et que l’ordre des choses finit par émerger à la conscience ou, pour paraphraser la jolie expression de Musil dans L’Homme sans qualités, l’affinité entre les objets se rencontre dans le cerveau. Cela ne se fait pas en appuyant sur un bouton.
Je me rappellerai toujours une anecdote parlante à ce sujet. J’étais à l’époque rédacteur pour une organisation politique. À la fin de la journée, j’étais en train de déballer mon sandwich au bureau. Le responsable des relations avec les médias m’avise alors qu’un personnage célèbre du monde culturel venait de décéder. Il me fallait pondre un projet de communiqué dans l’heure.
Je répondis oui et me mis à croquer mon sandwich. Le visage du responsable devint livide et un ordre péremptoire sortit de sa bouche : « Ben, mets-toi à l’ouvrage tout de suite ! »
Ma réplique fut implacable. J’ai une tendance à l’hypo-glycémie. Si je ne mange pas maintenant, il est possible que je fasse une chute, et c’est toi qui devras me réanimer. Quant à ton texte, il manquera toujours à l’appel. Si tu me laisses manger tranquille, je peux réfléchir à mes idées en même temps. Je pourrai ensuite les inscrire dans mon traitement de texte. Ce n’est pas en tapant des lettres au hasard sur le clavier qu’on fait des communiqués.
Vingt minutes plus tard, la première version du communiqué était prête et il n’y eut besoin que de deux ou trois petites retouches. Le responsable en fut tout étonné et me félicita. Ma répartie enfonça le clou : quand on sait travailler, c’est comme ça.
Il y a différents types d’urgence. Certaines personnes estiment que tout ce qu’elles demandent doit faire l’objet d’une réalisation immédiate. Il faut pourtant choisir sa priorité, décider du moment le plus opportun pour exécuter telle tâche si on veut s’assurer le meilleur résultat.
Quand on ne m’indique pas de délai, j’en propose un moi-même en gardant à l’esprit l’ensemble des obligations qui m’attendent.
Claudette Carbonneau m’a dit un jour que j’étais de tous ses contacts la personne la plus difficile à joindre, mais qu’elle aimait bien mon répondeur, lequel proclamait clairement qu’on n’aurait jamais de réponse directe. Cela me permettait de filtrer les demandes et surtout de ne pas m’agiter comme un chien fou.
Hélas, il y a beaucoup de gens qui n’ont aucune autonomie dans leur travail. Ce sont en général les moins bien payé·e·s. Les personnes qui travaillent manuellement, peu importe le secteur (santé, éducation, alimentation, livraison, manutention, fabrication, services), n’ont pas le luxe de décider de ce qui ne sera pas accompli aujourd’hui ; on les soumet à une pression dictée par la robotique et la surveillance.
Ces travailleuses et travailleurs comprennent mieux que quiconque les beaux vers de la chanson État d’âme de Jean Ferrat :
« À l’idée de l’exécuter,
J’ai le moral en marmelade
Si le travail, c’est la santé
Tous mes copains en sont malades. »
À ces personnes, on ne peut que conseiller l’organisation et la syndicalisation. On s’est battu et on est mort pour faire respecter un cycle humain : huit heures de travail, huit heures de loisirs ou de vie familiale, huit heures de sommeil. On dirait que tout le monde a oublié ça. Qui dort huit heures de nos jours ?
Francis Lagacé
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