samedi 18 décembre 2021

Comment est-on billettiste ?

 

Laissons la parole à Francis.

Comment est-on billettiste ? 


16 décembre 2021

Dans les fameuses Lettres persanes de Montesquieu, l’auteur se moque de la naïveté et de l’ignorance de qui est surpris par la différence. Qui n’est pas comme soi est vu par ces personnes comme souffrant d’un défaut, ou encore comme le résultat d’un écart malsain par rapport au droit chemin. C’est ainsi qu’à la cour du Roi, on demande : « Comment est-on persan ? » dans le sens de « comment fait-on pour être persan ? »

Mais cette question naïve et bien intentionnée ne cesse de nous rattraper chaque fois qu’on est confronté à l’Autre, chaque fois qu’on oublie de se demander à soi-même, comment on est ce qu’on est.

Pour prendre mon exemple, je me suis fait demander « Comment est-on homosexuel ? » J’ai répondu : « Comment est-on hétérosexuel ? » Hélas on n’a rien compris à ma réponse, car on m’a répliqué : « Pourquoi tu ne me réponds pas ? Pourquoi tu évites la question en m’en posant une autre ? » On a encore moins compris quand j’ai ajouté : « Mais je n’ai pas évité la question, j’ai fourni la seule et unique réponse possible. »

Puis on m’a demandé comment est-on gaucher ?, comment est-on chargé de cours ?, comment est-on syndicaliste ?, comment est-on socialiste ?, comment est-on pacifiste ?, comment est-on anticapitaliste ?, comment est-on athée ?, comment est-on montréaliste ?, comment est-on doctorant en narratologie ?, comment est-on piéton ?, comment est-on éditeur ?, comment est-on littéraire ?, comment est-on retraité ?

Cependant la plus impérieuse en même temps que la plus angoissée de toutes ces questions revient de manière lancinante : « Mais comment peut-on bien faire pour vivre sans téléphone cellulaire ? »

Ces derniers temps, comme j’ai quitté la vie active pour devenir observateur, je livre, en des billets plus ou moins réguliers et selon les caprices de ma complexion, ma série d’observations. M’est ainsi inévitablement apparue la question qui coiffe ce texte. Pourquoi donc, et comment donc, suis-je billettiste ?

Plutôt que de se demander comment on est boulangère·boulanger, on pourrait chercher à savoir comment on fait du pain. L’on saurait alors qu’est boulangère·boulanger la personne qui sait faire le pain.

Je dirai donc ici du billet qu’il ne se limite pas à l’actualité comme l’y confinent imprudemment certains dictionnaires. Il est d’humeur quand il a pris sa source dans une émotion ou un sentiment, mais il est d’opinion quand il prend la peine d’exposer les faits et d’en tirer des conclusions.

On rappellera que l’opinion relève d’arguments et que :

— « je suis fâché » n’est pas une opinion, mais une émotion ;

— « le gingembre est meilleur que la cardamome » n’est pas une opinion, mais une préférence ;

— « Gabriel Nadeau-Dubois est sympathique (ou pas) » n’est pas une opinion, mais un sentiment ;

— « parce qu’il fait moins trente et que je ne veux pas que tu gèles, je te suggère de porter un manteau chaud, un bonnet, des couvre-oreilles et des gants doublés » est une opinion, en plus d’une suggestion, car elle est basée sur un fait (il fait moins trente) qui sert d’argument à un objectif (je ne veux pas que tu gèles).

Le billet est original en ce sens qu’il tire son origine motu proprio de la personne qui écrit ; il ne saurait être soufflé : « Tiens, fais-moi un billet là-dessus. » À la différence de l’article que l’on peut commander sur un sujet à une personne qui a de la compétence dans ledit domaine, le billet n’est pas sollicité. Il émerge on ne sait trop comment pour la personne qui lit et peut-être en est-il souvent de même pour la personne qui le produit, car c’est désormais connu, la majeure partie de notre réflexion procède de manière inconsciente. On ne peut donc pas demander à un·e billettiste : « Faites-nous d’autres lettres persanes ! », comme ces messieurs·dames de la cour en priaient instamment le bon Montesquieu.

Le billet peut être spontané, mais il est toujours plus savoureux quand il a longuement mijoté. Seule la cuisinière, le cuisinier, a le don de porter la cuillère de bois aux lèvres pour savoir quand la sauce a atteint le bon assaisonnement ainsi que l’onctuosité voulue.

Le billet peut être bref. En ce cas son efficacité repose sur sa densité, sa concentration, son ciblage précis. S’il est long, il répond à un impératif explicatif ou illustratif. S’il est primesautier, il emmène le·la destinataire sur des rivages variés où se nourrira son expérience. S’il est léger, il offre un divertissement destiné à faciliter les constats. Quand il est sérieux, parfois lourd, il ouvre sur une question éthique digne de méditation et d’engagement.

Lorsque le billet est didactique, il prend la lectrice ou le lecteur par la main pour l’amener vers certaines connaissances dont on pourra ensuite disserter, à partir desquelles différentes opinions pourront émerger. S’il est satirique, il se permet tous les coups qu’autorisent les ressources littéraires. Quand il est polémique, il sait qu’il s’adresse à des adversaires et prévoit en général les parades à leurs contre-arguments. Il peut être facétieux et considérer la lectrice, le lecteur, comme partenaire de jeu.

Le billet philosophique réfléchit à voix haute avec l’aide d’illustres personnes contemporaines, ou plus anciennes qui ont précédé l’auteur·e dans des sentiers plus ou moins balisés. Acoquiné avec l’essai, il peut être curieux, espiègle, inquisiteur, raisonneur, logique, analogique, descriptif, allusif, émouvant… Possiblement il n’aboutira pas, car la fin d’un essai est toujours le début d’un autre.

Qu’avons-nous appris jusqu’ici ?

Je vois quelqu’un dans le fond qui lève la main.

— J’ai retenu que, si je te demande un billet sur un sujet, tu vas écrire autre chose.

Tu as tout compris, Richard !

Francis Lagacé

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