Laissons la parole à Francis
14 mai 2022
Mon cousin Arthur est un « ti-Jos connaissant ». Il a le verbe haut à la taverne et il exprime avec force convictions ses sentiments, qu’il appelle obséquieusement des opinions, confondant sans vergogne les impressions nées de son expérience personnelle avec des faits scientifiquement prouvés.
Vous avez sans doute parmi vos connaissances ou votre parenté l’un de ces « génies » qui, pour être allé à la pêche trois fois, se déclare expert du lancer léger, qui, pour avoir visité l’aéroport d’Amsterdam, peut vous instruire de la psychologie des Néerlandais·es, et qui pour avoir acheté un sandwich à la station service en faisant le plein au Luxembourg en route vers l’Allemagne, épiloguera sur sa contribution à la gastronomie luxembourgeoise.
Ce qui fait de la peine à Arthur, c’est de savoir que ses indispensables propositions pour l’amélioration de la société, car sa mère lui a appris à saisir les gens au premier regard, ne fassent pas l’objet de séminaires dans les officines gouvernementales et que Benito Lamontagne ne l’invite pas à son émission du midi pour en deviser en long et en large comme il se doit.
Or, il se trouve qu’une vedette, Carlos de Grègues, ayant fait le tour de la Gaspésie deux fois, a publié un livre sur les meilleures façons de redresser l’économie gaspésienne :
— changer les dates de pêche au homard pour le mois de décembre, car on aime le homard à Noël, et de celle au crabe pour deux semaines avant Pâques, parce que ça ferait une bonne entrée avant l’agneau ;
— séparer dans les enclos les caribous avec bois de ceux qui n’en ont pas parce qu’ils ne se comportent pas pareil et que les premiers pourraient blesser les seconds ;
— réouvrir la mine de Murdochville pour redonner le goût de l’effort à la population gaspésienne et la rendre plus active ;
— donner toute la forêt domaniale aux entreprises forestières afin qu’elles en assurent l’exploitation ;
— céder toutes les routes au privé, parce que le privé, c’est toujours mieux que le public ;
— doubler le prix des chambres de motel, ce qui fera accourir les touristes, étant donné que ce qui est plus cher est toujours meilleur ;
— boucher le trou du Rocher Percé pour le dévoiler seulement devant les clients qui s’en seront montrés dignes en ayant misé le plus aux enchères conduites par Sotheby’s.
Nombre de citoyen·ne·s de Gaspésie lui sont tombés dessus à bras raccourcis pour qualifier ses suggestions de farfelues. En réaction, l’Association des vedettes bourgeoises, épaulée par la Ligue des éditorialistes ni à droite ni à gauche, surtout pas à gauche, s’est portée à la défense du malheureux essayiste improvisé en invoquant son « droit » de s’exprimer.
Une préfète de municipalité régionale fit opportunément remarquer qu’il ne s’agit pas tant d’une question de droit, dont la star n’a absolument pas été privée et dont elle a abondamment usé, mais plutôt de moyens, que d’autres beaucoup mieux au fait des causes et des effets n’ont pas à leur disposition.
Le livre de monsieur de Grègues est au sommet des ventes et son auteur trône sur toutes les tribunes, au grand désarroi du bon Arthur, dont les lettres à la rédaction ne font même pas l’objet d’un accusé de réception. Tant d’injustice ne laisse de le démoraliser. Après tout, la seule différence entre l’aura du nouvel économiste et celle du philosophe de taverne ne réside que dans leur capacité à mobiliser les micros, les caméras et autres appareils de diffusion.
On a beau trouver Arthur un peu ridicule, on se sent pris de pitié et l’on doit bien reconnaître que ses discours, bien que peu méritoires, ont la même valeur que ceux de l’essayiste du dimanche. Peut-être la suggestion que voici rétablirait-elle l’équité : les grands médias pourraient créer une chronique hebdomadaire intitulée L’écho des tavernes. On tirerait chaque fois au sort un nom parmi ceux des habitué·e·s de ces débits de boisson. La personne choisie deviendrait ainsi commentatrice de la semaine dans le cadre de cette chronique et par voie de conséquence nous ferait un honneur inestimable en nous gratifiant des bienfaits de ses lumières.
Francis Lagacé
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