Donnons la parole à Francis
17 juillet 2023
—Francis Lagacé, vous avez écrit Rose ? Vert ? Noir ! un roman dans lequel la majorité homosexuelle est d’une cruauté impitoyable envers la minorité hétérosexuelle. Comment arrivez-vous à concevoir une société aussi insensible ?
—On n’a pas beaucoup d’effort d’imagination à fournir quand, dans l’Histoire et même dans l’actualité, les sociétés oppressives sont plutôt la norme. Quand on fait partie de la majorité bénificiaire du système, on ne se pose pas de question et l’ignorance de la réalité intimement vécue par les autres conduit à un manque total d’empathie.
—Ça peut être vrai pour des personnes, pour un groupe dominant, pas pour toute une société ?
—Toute une société peut être convaincue facilement qu’une sorte de personne mérite la sujétion. On l’a vu sous le régime nazi. À des niveaux moindres, la répression des homosexuels, dont le roman est un envers magnifié, et l’indifférence totale à propos des difficultés qu’une société droitière impose aux gauchers sont des exemples montrant que l’immense majorité ferme les yeux facilement, d’autant plus aisément qu’elle n’y comprend rien. Et c’est sans parler de toutes les sociétés esclavagistes.
—Parlons-en justement de ce renversement de la répression. Enfermer des gens dans des parcs pour servir d’instruments reproducteurs et les maltraiter alors que c’est grâce à eux que le peuple survit, c’est quand même gros.
—Ça paraît gros quand on évite les points de comparaisons. Repensons aux femmes qu’on enfermait dans la sphère domestique et dont on détruisait toute aspiration dès qu’elles étaient mariées, totalement soumises à la tutelle de leur mari. Cela vous semble-t-il tellement mieux que d’être contenu dans un parc ? Pensez aux Premières Nations enfermées dans leurs réserves. Pensez à la cruauté invraisemblable qui consistait à leur arracher leurs enfants pour les mettre dans des pensionnats. La méchanceté et l’horreur du réel n’ont rien à envier à celles de la fiction.
—Mais, cette société brutale est homosexuelle. Ne trouvez-vous pas ça inconvenant ou contradictoire, en tant qu’homosexuel, d’illustrer un monde qui ne montre pas la tolérance que vous réclamez.
—D’abord un petit correctif, je ne réclame pas la tolérance, j’exige l’acceptation. Mais, non, ce n’est ni inconvenant ni contradictoire. La majorité est homosexuelle. On a bien vu ce dont était capable une majorité hétérosexuelle ou catholique ou blanche ou européenne. Ce qui autorise les abus, c’est le pouvoir social qu’exerce le groupe. Quand on détient la vérité officielle et l’autorité, rien ne nous gêne et l’on peut inventer toutes les excuses voulues pour exercer une répression implacable.
Avez-vous lu, madame l’intervieweuse, le roman Un cœur de feu de Rosaline Dumoulin ? Ce n’est pas une fiction psychologique comme on pourrait le croire. Elle est en fait hautement politique. Dans cette œuvre tragique, une femme monstrueusement narcissique domine ses enfants et son mari. Investie de l’aura de la religion et de la séparation entre la vie publique et la vie privée, ce dont, je le dis entre parenthèses, elle a sûrement aussi été victime, elle dispose d’un pouvoir absolu qui lui permet de se tirer d’actes incendiaires dévastateurs. C’est ce pouvoir incontesté par des enfants effrayés et un mari subjugué qui fait le crime, pas le genre ni l’orientation sexuelle. Ce ne sont pas les femmes qui sont mauvaises, c’est l’étanchéité familiale. Ce ne sont pas les hétérosexuels qui sont mauvais, c’est l’hétérosexisme. Rien n’empêche d’imaginer un homosexisme, d’ailleurs pratiqué dans les communautés religieuses catholiques.
—Mais vous croyez qu’il est possible ou légitime de se révolter contre le pouvoir, non ?
—Assurément. Je suis marxien à tendance gramscienne.
—Mais, l’auteure Dumoulin n’est pas marxiste !
—Je crois qu’elle était du genre communiste libertaire, mais cela il aurait fallu le lui demander quand elle était encore en vie, moi je ne l’ai pas connue personnellement.
—Il me semble inconcevable, et nombre de lectrices et lecteurs ont dû vous le dire, qu’un tel système survive sans jamais subir d’échec.
—Comme vous le constatez dans le roman, la tentative de rébellion échoue. Il y a la force du nombre, il y a les intérêts divergents des contestataires, il y a surtout l’imperturbable habileté du pouvoir et ses tactiques de désinformation. Dans une société où le parti-pris pour le pouvoir et la religion en place s’appuient l’un sur l’autre et où les forces économiques sont au service d’une minorité, il faut du temps et un patient travail de mobilisation, d’éducation, de création de réseaux souterrains avant de pouvoir commencer à sentir bouger les plaques tectoniques. C’est ce que montrera le roman suivant Les traces de Sigma.
—Mais dans le roman, il est pourtant question de complot à l’échelle du pays.
—Le problème est justement là. Le complot n’est pas à l’échelle du pays. C’est plutôt une révolution de palais avec des partisans mercenaires et d’autres naïvement embrigadés comme idiots utiles. Le peuple n’est au courant de rien encore et craint plus que tout les Zétés sauvages, une vague nébuleuse terroriste. La majorité se tient tranquille tant qu’elle ne voit pas d’intérêt au changement. La lente progression des droits des Noirs en est un bon exemple.
—Mais pouvez-vous franchement présenter un tel roman comme réaliste ?
—Il n’y a rien de plus réaliste que l’imagination. Tout ce qu’on peut inventer peut se réaliser un jour ou l’autre. Dans l’infinité des univers successifs et parallèles, rien n’empêche que tous les univers fictionnels soient un jour réels. Mais, dans le fond, la réalité est-elle réaliste ? Le jour où l’on vous annonce que vous n’en avez plus que pour six mois, est-ce que vous trouvez ça réaliste, crédible, possible ? Il faut du temps pour y croire, même quand on sait que c’est vrai. La fiction, de son côté, n’a pas besoin qu’on y croie, elle a juste besoin de sa propre cohérence interne et elle se donne pour ce qu’elle est. On l’apprécie ou pas, on y voit des images, des idées et on peut s’en servir ou pas. Un romancier se contente d’offrir un monde à l’appréciation du public sachant que la répression de papier est un ciron à côté de l’hydre formidable de la répression réelle.
—C’est quand même un monde d’exagération que vous présentez. Et Talleyrand a dit : « Tout ce qui est exagéré est insignifiant. »
—Deuxième correctif : Talleyrand a dit : « Tout ce qui est excessif est insignifiant. » On pourrait par ailleurs démontrer la fausseté grotesque de cette formule qui, comme peuvent l’être les jugements absolus et définitifs, est complètement absurde et elle-même insignifiante, c’est pourquoi je ne l’ai jusqu’ici jamais entendue ailleurs que dans la bouche de droitistes zélés. Si vous prenez une dose excessive de Fentanyl, je puis vous garantir que ce sera tout sauf insignifiant. Mais venons-en à votre citation qui est plutôt, dit-on, de Pigault de l’Espinay. En fait, il faut la lire dans l’autre sens : « Ce qui est insignifiant peut être exagéré. » C’est l’insignifiance, quand on s’en occupe, qui devient exagérée.
Au contraire, l’exagération fictionnelle ne fait que mettre la loupe sur un phénomène de la même manière que les adeptes de sciences naturelles magnifient les objets qu’ils étudient. Observer le comportement des animalcules à la loupe, des microbes au microscope n’a rien d’insignifiant et, rassurez-vous ou inquiétez-vous-en, c’est selon, la fiction n’est même pas l’ombre de la réalité.
NDLA : Cette nouvelle fait partie du recueil N’allez jamais à Montréal paru en décembre 2021.
Francis Lagacé
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