Laissons la parole à Francis
21 août 2023
Jean était plus beau qu’un ange. Il avait des lèvres pulpeuses, son teint était frais, ses cheveux châtains ondoyaient, et je me noyais dans ses yeux d’un bleu profond. Il était toujours bien mis et sentait le propre. Son demi-sourire me faisait fondre.
Chaque année, l’approche de la rentrée scolaire me ramène des souvenirs : parfois heureux, parfois tristes, certains comiques, d’autres entremêlent les sentiments d’une façon inextricable. Ce ne sont pas nécessairement les mêmes qui me reviennent tous les ans, et je m’étonne chaque fois d’en avoir tant et de si divers.
Cette fois-ci, c’est de très loin que m’est apparue la figure de ce garçon de mon âge. J’avais enfoui son image au plus profond de mon inconscient et n’avais jamais repensé à lui depuis. Cette résurgence me l’a fait revoir dans des scènes d’où je l’avais effacé. J’ai récupéré des réminiscences perdues jusqu’à une certaine « confrontation » finale. Les émotions retrouvées sont plus vives que les impressions visuelles.
Jean était aussi le meilleur au hockey. Il se débrouillait pas mal non plus dans les autres matières et toutes les filles (ainsi que beaucoup de gars, j’en suis certain) craquaient pour lui.
Quand on se changeait pour les cours d’édu, j’étais frappé par la blancheur immaculée de ses bobettes, plus blanches que blanches, comme les champs de neige en février resplendissent sous le soleil éclatant. On s’échangeait des œillades et des sourires, mais ce n’est jamais allé plus loin.
Un jour, j’ai appris par son père qui discutait avec le mien, les deux ne sachant pas que je les écoutais, que Jean avait une très grande admiration pour moi. Il parlait sans cesse de moi à la maison disant que j’avais toujours la bonne réponse quand les profs m’interrogeaient, que j’avais des réparties spirituelles, que je connaissais plein de choses que les autres ne savaient pas et que tous les jours je lui en apprenais de nouvelles, qu’il m’enviait, qu’il souhaitait devenir comme moi.
Pensez donc ! Lui, la vedette du collège, le beau sportif intelligent que toutes les mères rêvaient d’avoir pour fils, celui dont tout le monde recherchait l’amitié, il m’enviait, moi, le maigrichon timide, mal fagoté, toujours empêtré dans ses mouvements et absolument nul au hockey. Étourdi par cette révélation, je conçus le projet de me jeter dans ses bras à la première occasion. Évidemment, je n’en fis rien.
À la fin de l’année scolaire, nous étions là, tous les gars de la huitième année, à former un cercle dont Jean était le centre, comme toujours. Et voilà qu’il nous annonce qu’on ne le reverrait plus. Son père avait décidé de le placer au collège privé de La Pocatière, une institution d’élite qui tirait orgueil d’avoir formé Arthur Buies.
Les questions fusaient de tous côtés. Moi, je regardais le bout de mes chaussures usées, désemparé en même temps qu’entraîné par mon imagination à le portraiturer comme le brillant capitaine de l’équipe de hockey de ce collège réputé. M’oublier et l’imaginer heureux en héros comblé et souriant était une façon de me consoler de la triste nouvelle. Après un moment, dédaignant les autres questions et cherchant à attirer mon attention, il lance : « Il y a juste une chose qui sera bien quand je serai là-bas, c’est que je ne verrai plus Lagacé. »
J’étais démoli. Pourtant en langage d’adolescent, qui consiste à dire le contraire de ce qu’on pense, c’était tout un aveu. Il venait de dire que j’étais la seule personne qui lui manquerait vraiment.
Je ne savais que faire. Je sentais que tous les regards s’étaient déportés vers moi, qu’on attendait de ma part l’une de ces réparties dont j’avais le tour. J’ai redressé la tête, je l’ai regardé, puis j’ai bredouillé une phrase pitoyable qui se voulait méchante et dans laquelle il y avait les mots « bon débarras ». Ses yeux se sont mouillés. Il a fait une moue de ses lèvres si désirables, et un silence très malaisant s’est abattu sur tout le groupe.
Au bout d’un siècle, la cloche a sonné la fin de la récréation.
Francis Lagacé
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