Laissons la parole à Francis
Son nom est personne
19 janvier 2020
Ça fait déjà plus de 22 ans que je m'étais juré de lire Le livre de l'intranquillité de Fernando Pessoa. Un mien collègue en avait fait le sujet d'une communication à l'occasion d'un colloque sur l'usage du nom en littérature. De mon côté, je proposais une réflexion sur le faux qui permettait de dire le vrai.
Pessoa était une matière rêvée pour la présentation du camarade chercheur. En effet, il avait multiplié les faux noms d'auteur pour un grand nombre de ses œuvres. Ces auteurs, il les appelait ses hétéronymes. Ainsi, l'auteur du Livre de l'intranquillité était Bernardo Soares. À chacun de ses hétéronymes, il inventait une description et une vie. Ce qui est remarquable, c'est que ce livre-là n'était pas composé dans un ensemble parfait, mais plutôt constitué de plusieurs fragments qu'il conservait dans une malle avec quantité d'autres manuscrits de quantité d'autres de ses auteurs inventés.
Mon collègue lui-même, que j'avais trouvé fort sympathique, s'était bricolé un nom d'emprunt pour les besoins de la cause et ne nous avait révélé sa véritable identité qu'à la fin du colloque. C'était assez habile de sa part. Le plus drôle, c'est que je ne me souviens plus de son vrai nom, seulement de son faux prénom, Francis. Rien d'autre, sinon bien sûr son visage rond et souriant.
Toujours est-il que c'est maintenant, deux décennies plus tard, que je lis cet étrange livre fait de réflexions, de brèves séquences, de scènes anodines et banales, qui prennent la dimension poétique envahissante que seules les trivialités peuvent arborer quand elles sont soigneusement éviscérées. Et je me vois à sa place, je deviens Bernardo Soares dans son petit bureau alignant ses chiffres sur les lignes et dans les colonnes bien rangées de son Grand Livre de comptabilité.
Je me pose à la fenêtre, et je ressens comme lui l'air ou l'humidité. Je regarde la basse-ville de Lisbonne non pas à côté de lui, ni derrière lui, mais par ses yeux, par son souffle même. Si je voyage si aisément dans ses rêveries autant que dans sa pénétration du réel quotidien et terne, dont il fait sa délectation, je n'arrive pas à partager son indifférence envers l'engagement collectif, car Soares est tout entier prisonnier de son entité psychique. S'il sait que le monde extérieur existe indépendamment de lui et qu'il disparaîtra sans le bouleverser, il ressent aussi profondément que son expérience est enclose dans sa perception, qu'elle se terminera avec elle.
Cela fait de la pratique soarienne une exploration toute personnelle, sinon personnaliste. Il faut dire que le patronyme du Fernando, Pessoa, signifie « personne », non pas au sens de « aucune personne », mais bien dans celui de « quelqu'un », ce qui fait de lui une véritable singularité. On pourrait dire de ce livre, tout tourné sur les paradoxes de l'existence (tout comme sa poésie), qui navigue entre l'être et le néant, les essaie et les combine, qu'il est une sorte de plante zen orientale qui a crû isolément dans un terreau occidental.
Francis Lagacé
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