dimanche 17 juillet 2016

Le délire individualiste


Parlons d'individualiste avec Francis Lagacé


Le délire individualiste 

17 juillet 2016

Les grands chantres de l’individualisme se livrent à des contorsions logiques bien compliquées et surtout fort négatives. D’abord, ils cèdent à l’illusion de leur individualité irréfragable comme si ce résultat d’une quantité innombrable d’interrelations avec l’environnement (ce qui inclut tous les liens sociaux) était transcendant et autogénéré. Ensuite, ils posent en a-priori des questions comme : « Que faire pour ne pas brimer l’individu ? »

Il faudrait bien savoir ce que signifie brimer l’individu et, d’abord, d’où vient-il qu’il faille absolument se préoccuper de ne pas brimer l’individu ? Et si la question était mal posée ? Si le but était d’assurer une justice sociale qui garantisse l’épanouissement des individus ? Ainsi posée, la question devient positive et s’oriente vers une coopération des individus plutôt que dans la lutte de chacunE contre chacunE. Ensuite, il est important de reconnaître qu’il existe des liens en dehors de ce que la volonté de chacunE exprime.

Même au niveau le plus simple, quand on forme un couple, il se forme une troisième unité en plus des deux individus. Deux individus qui forment un couple ne marchent pas ensemble de la même façon que deux individus qui marchent individuellement. Même la façon d’acheter son épicerie change, ce qui permet de distinguer deux colocs de deux amants. C’est une relation qui se surajoute sans même qu’il soit nécessaire d’y penser.

Le délire individualiste relève d’une inguérissable simplesse. On peut essayer de la camoufler sous une logorrhée sophistique, on réussira tout au plus à l’escamoter, certainement pas à la guérir. En effet, l’individualisme actuel est d’une telle absurdité qu’il est facile de le démolir par les arguments les plus simples. Arguments qui semblent pourtant avoir échappé aux plus grands philosophes comme le rappelle Jacques Généreux dans son magnifique essai La Dissociété, où il explique qu’il n’y a pas d’individu comme catégorie autonome donnée d’avance : l’être humain naît, est élevé et est façonné par le social qui lui préexiste aussi ténu soit ce tissu. On sait le sort des enfants abandonnés en forêt. Ce qui m’amène à formuler cette vérité d’une simplicité désarmante : on naît dans la dépendance absolue, on croît dans la plus grande dépendance, puis on murit dans l’interdépendance. Finalement, on décline dans une dépendance plus ou moins grande selon les cas.

Je frémis quand je lis des incongruités comme « il y a des individus qui n’ont pas besoin des autres pour se nourrir ». Ces individus très riches sont au contraire ceux qui ont le plus besoin des autres puisqu’ils ne savent rien faire par eux-mêmes et ils sont la preuve la plus éclatante qu’ils dépendent de la société et que cette société fonctionne, car tout le monde accepte de jouer le jeu en consentant à une certaine hiérarchie et en reconnaissant une valeur à certains moyens de paiement, valeur qui est uniquement conventionnelle. Il suffit que le jeu soit annulé pour des raisons de grave crise économique ou par révolution politique pour que les moyens de paiement n’aient plus aucune valeur. Le millionnaire tout seul sur son île avec sa valise de billets ou son téléphone portable qui contient le relevé bancaire n’a aucun moyen de se faire servir par qui que ce soit et ne peut manger ni ses billets ni son portable, comme le fait justement remarquer un proverbe amérindien.

À cet individualiste effréné qui prétend ne rien devoir à personne, j’ai une proposition à faire : va-t’en au plus profond des bois tout nu et reviens-m’en vêtu et tout propre sans l’aide de personne. Après, on en reparlera.

Nous devons tout à tout le monde. Nous mangeons parce que les boulangères et les boulangers acceptent de se lever pour faire notre pain. Et monsieur Weston est millionnaire parce que madame Panet de la rue Panet achète son pain. C’est lui qui lui doit sa fortune à elle et non l’inverse.

Quant à l’individu parfaitement autonome, j’attends qu’il me revienne du bois sans piqûre de moustiques avec son bel habit neuf parce c’est bien ça qu’il me propose : il prétend qu’il peut tout faire tout seul et que, si on refuse de le servir, il se passera de nous.

Bon, je vous donne congé de billet pour le reste de l’été à moins qu’une urgence se présente.

LAGACÉ, Francis

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