Laissons la parole à Francis
20 novembre 2023
C’était l’été mille-neuf-cent-soixante-dix-huit. Je venais d’acheter la nouvelle édition de la fameuse Flore laurentienne du bien-aimé frère Marie-Victorin. Alain, un copain du cégep, m’avait invité à passer l’été chez lui dans son petit village de Saint-Paul-du-Calvaire. J’étais content de renouer avec un patelin rural. C’était dans le du Bas-du-Fleuve, à la fois semblable et très différent d’où j’avais grandi dans les Laurentides. Je travaillerais à la scierie de son père selon les besoins, deux ou trois après-midis par semaine, en échange du gîte et du couvert. Lui y travaillerait tous les jours, mais on aurait les soirs pour jaser, jouer de la guitare et se balader alentour dans la volkswagen de son frère parti pour l’armée. Amplement de temps pour herboriser.
L’herbier se constituait patiemment. Les notes s’accumulaient. J’aurais de l’avance sur tout le monde dans mon cours de botanique du trimestre d’automne. Ma relation quotidienne, sauf journée pleureuse, avec les frères Marie-Victorin et Alexandre par notices et dessins interposés, me remplissait d’une sorte de joie mystique, car il y a du recueillement dans l’acte de récolter délicatement une plante. Je profitais aussi d’une visite tout aussi journalière chez Yvan, un bonhomme de cinquante ans, dont la vieille maison était située à un kilomètre du domicile des parents d’Alain. C’est lui qui me l’avait présenté.
Yvan fut marin. Sa jambe gauche était paralysée depuis un accident mille fois raconté. Pour le plus grand plaisir de nos oreilles et de mon imagination allumée, mille autres histoires peuplaient sa mémoire généreuse. Alors, je me présentais tous les matins vers dix heures, juste après qu’il mettait ses patates à chauffer, pour accomplir le rituel où trônait sa chute en introit, le récit de mon herborisation de la veille en kyrie (le lendemain de pluie, le kyrie était lapidaire), puis une nouvelle aventure en gloria. On passait par-dessus l’offertoire et le sanctus. Une tasse de thé nous servait d’agnus dei. C’était en fait son apéro me disait-il pour le dîner, car je le quittais à midi pile, un « salut bonhomme ! » réciproque en guise d’ite missa est, pour aller rejoindre les Ouellet, lesquels dînaient bien tard aux dires des autres villageois.
Le gros nez bleu d’Yvan souriait, mais sa bouche n’était pas d’accord. Elle prétendait que l’alcool lui était inconnu. À onze heures moins dix, mon marin préféré avait son excuse habituelle : « Il faut que j’aille faire un coup de ménage dans la cave. » Il en revenait à onze heures avec les yeux mouillés et brillants de celui qu’une bonne « shotte de bagosse », l’alcool artisanal bas-laurentien, avait émoustillé. Et la messe continuait.
Je ne doutais pas que le « coup de ménage » était aussi nécessaire l’après-midi, et je savais que c’était également le cas le soir puisqu’Alain et moi le voyions quand nous allions une ou deux fois par semaine siroter la bière que nous apportions et qu’il ne touchait pas en regardant la télé avec lui. Neuf heures moins dix était le moment inébranlable. Le retour à neuf heures avec un regain d’œil pétillant. J’avais calculé que quatre heures moins dix devaient être le signal pour l’après-midi, mais je n’ai jamais osé m’imposer sur les lieux pour vérifier.
Un jour, pendant mes dix minutes d’examen de conscience statutaires, je remarquai qu’Yvan n’avait pas mis assez d’eau dans sa casserole et que ses patates brûleraient si on les laissait ainsi. C’était inhabituel. J’ajoutai donc ce qu’il fallait pour qu’elles soient comme il faut.
Le jour suivant, puis tous les autres, le même défaut de liquide se perpétua. Il devint alors compris dans mon rituel de bénir les tubercules pendant qu’Yvan devançait sa communion sous une espèce.
Puis vint la deuxième partie du mois d’août. Alain et moi regagnerions la grande ville et nos colocs respectifs. Mon herbier engrossa démesurément mon bagage. Je dis adieu aux Ouellet, que j’embrassai avec tendresse tant le père que la mère, ce qui choqua Adèle, la grande sœur d’Alain. J’allai aussi embrasser Yvan, qui ne se déroba pas à mon affection. Ses yeux étaient mouillés avant même qu’il ait pu faire son coup de ménage matinal dans la cave.
À l’Action de Grâces, Alain insista pour que je passe le week-end dans sa famille. Je crois que ma grande affection fraternelle pour lui s’était parée d’atours plus romantiques dans son cœur. J’avais appris à donner des bises amicales, ce n’était pas le cas dans sa famille. Je l’avais induit en erreur malgré moi. Une nouvelle différente aurait pu s’étendre sur ce sujet.
Nous nous fîmes un devoir d’aller discuter avec Yvan le dimanche pendant que le reste de la famille était à l’église. Je jetai un œil à la casserole, et le manque d’eau se répétait. J’en ajoutai en expliquant à Alain mon manège de l’été. Yvan avait du lièvre au four et voulut absolument nous garder à dîner alors que jamais, de toute la saison estivale, il ne m’avait invité.
— Tiens, mes patates ont pas brûlé aujourd’hui. Vous me portez bonheur, les garçons !
— J’avais oublié de te dire, Yvan. Je rajoutais un peu d’eau chaque fois que tu descendais faire ton « coup de ménage » dans la cave.
— Ben, non, voyons donc. J’ai toujours mis la même quantité d’eau. Ça s’est mis à brûler un moment donné, puis aujourd’hui le mauvais sort est passé.
La superstition des patates a été la seule qu’on lui ait connue. Yvan est mort en descendant faire son « dernier coup de ménage » dans la cave après avoir continué à manger des patates brûlées pendant des années malgré les remontrances d’Alain, qui vit aujourd’hui avec un beau et charmant Sébastien alors que, moi, je suis solitaire depuis qu’Annie s’est éloignée, rendue jalouse par mon herbier.
NDLA : Cette nouvelle fait partie du recueil N’allez jamais à Montréal paru en décembre 2021.
Francis Lagacé
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