lundi 22 juillet 2024

L’homme dans la lune

 

Francis nous parle de cinéparc

L’homme dans la lune


20 juillet 2024

Nous sommes le vingt juillet mille-neuf-cent-soixante-neuf. Get back et Don’t let me down, les faces A et B d’un même quarante-cinq tours des Beatles, jouent en boucle dans les hauts-parleurs de ce cinéparc à la lisière des bois du côté états-unien de la frontière, car les cinémas en plein air sont encore interdits dans la Belle Province, ce qui a le don d’attirer la visite de loin dans cette région perdue où un entrepreneur a eu la lucrative idée de construire son champ de projections outre Canada et d’y présenter la version française des productions hollywoodiennes.

Un programme double met en vedette un drame biblique particulièrement sanglant et un navet pseudo-scientifique intitulé Un million d’années avant Jésus-Christ, où des humains n’ayant pas encore acquis un langage articulé se battent avec des dinosaures (déjà éteints depuis soixante-quatorze millions d’années) et dont le principal argument de vente est l’actrice Raquel Welch en petite tenue, dont des posters orneront la chambre du plus vieux, pourtant absent de cette séance.

Ce soir, l’ordre des films a été inversé, car on sait bien que beaucoup ne voudront pas rater la marche du premier homme sur la lune. Raquel Welch aura donc son heure de gloire avant les sinistres prophètes qui s’éborgnent.

Julien ne voulait pas assister à ces films, mais sa mère a décidé que ce serait un cadeau pour toute la famille en ce dimanche. Seul l’aîné des fils resterait à la maison. Julien savait trop bien que la descente des astronautes sur l’astre éteint aurait lieu à vingt-et-une heures, ce que les films lui feraient rater. La mère et l’aîné s’étaient entendus et rétorquaient : « Mais ils ont annoncé que la marche aurait lieu à minuit. » « Mais, non, répliquait Julien, ça, c’était le programme de départ. Ils ont devancé à vingt-et-une heures. » Ne se laissant pas démonter, les deux complices conclurent d’une même voix : « Oui, mais ils ont encore changé d’avis et ont décidé de la ramener à minuit. » « Mais, pourquoi ? » La voix en stéréo reprit : « Je ne sais pas, mais c’est comme ça. »

Et tout le reste de la famille, peu féru d’événements historiques s’entassa dans le véhicule.

Après la première projection, le ciné-parc se vide graduellement, mais la famille Lacasse reste imperturbable sur le terrain, prétextant qu’on avait payé pour deux films et qu’on en verrait deux.

Minuit moins le quart, retour à la maison. La télé en blanc et noir repasse les images déjà anciennes de la descente sur la lune qui avait bel et bien eu lieu à vingt-et-une heures pour l’alunissage et peu avant vingt-deux heures pour la sortie comme telle. « Je vous l’avais bien dit, s’enflamme Julien. » La réponse toute prête du plus vieux et de sa protectrice fuse : « Mais voyons, c’est pas grave ! » C’est peut-être le cinq-millième c’est pas grave qu’il entend. Il y en aura deux fois plus encore avant que sa capacité à pardonner et à oublier ne tarisse au grand étonnement du reste de l’univers.

NDLA : Cette nouvelle fait partie du recueil N’allez jamais à Montréal paru en décembre 2021.

Francis Lagacé

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