16 septembre 2020
Le plaisir de savourer un récit n'est-il conditionné que par la connaissance de sa chute ? L'auteur et analyste de nouvelles littéraires Gaëtan Brulotte a raconté dans un article qu'il commençait par la fin et que là se trouvait l'origine de son écriture.
Mais si l'anticipation de la fin, trompée il va de soi sinon on en perd du plaisir, est un moteur de la découverte d'une œuvre, elle est loin d'être le seul principe actif du désir d'apprécier un récit. Le style, tous les éléments de forme, le décor, l'habileté des descriptions ou des commentaires, la truculence des personnages, les allusions intertextuelles, les sentiments suscités par telle ou telle scène, tout cela qu'il s'agisse de films, de romans, de pièces de théâtre ou d'autres créations qui réfèrent à la possibilité d'un récit, tout cela donc contribue à la jouissance esthétique de sorte que la connaissance du but ou de la fin n'empêche pas de goûter une œuvre bien faite.
Yvon Deschamps l'avait bien dit dans son monologue Câbe TV « On veut pas les sawoère, on veut les woère. » C'est l'acte de voir et d'entendre qui plaît, encore plus que celui de connaître le fin mot de l'histoire. L'enfant se plaît à la répétition de l'histoire même s'il la connaît par cœur. C'est pourquoi il vous la réclame sans cesse.
Vous irez quand même au Louvre (quand ce sera possible) voir le Sacre de Napoléon par Jacques-Louis David, même si vous savez toute l'histoire et même si vous savez que le tableau peint bien après comporte des détails qui sont historiquement faux. Qui se priverait du plaisir d'assister à une représentation de Roméo et Juliette sous prétexte qu'on sait comment ça va finir ?
Ne vous arrive-t-il pas de repasser le même DVD d'un Thé avec Mussolini et d'être ému·e à chaque occasion ? À tous les Noël quand vous revoyez La mélodie du bonheur ne pleurez-vous pas chaque fois que le capitaine Von trapp retrouve Maria dans le jardin après avoir abandonné la baronne sur la galerie et qu'ils entonnent ensemble Something good ?
C'est pourquoi je ne suis pas du tout inquiet qu'on me dise comment va finir tel film ou tel roman si on m'en fait la critique auparavant, car c'est le plaisir du récit et non son terme qui en fait le sel. Cela me rappelle par ailleurs tout le tintouin qu'on avait fait en 1992 à la sortie du film The Crying Game, qu'on me conjurait d'aller voir tout en me disant qu'il y avait un secret qu'on découvrait seulement vers la fin du film et qu'il ne fallait pas me le dire pour ne pas gâcher mon plaisir. Le fameux secret en question était que la compagne du personnage qui meurt au tout début du film et dont on voit une photo dans les toutes premières minutes était une personne trans. C'était tellement évident que je le savais dès cette première minute et que je me suis bien demandé à la fin du film quel était donc le secret que je n'aurais pas dû savoir.
À part dans les blagues ou dans les nouvelles d'une page dont la chute est effectivement le contenu principal ou dans les cas de récits policiers élémentaires, dont le seul intérêt est de savoir qui est le coupable, il n'y a donc aucune crainte à connaître la fin d'une histoire. Et même là, on sait que certaines personnes adorent en fait la façon de raconter une blague qu'a telle actrice ou tel vieil oncle et que le plaisir ne réside pas du tout dans l'histoire qui peut être bête, mais dans la façon originale ou délirante de la raconter.
Même les récits policiers sont intéressants à relire ou à revoir malgré qu'on en sache le dénouement : pour l'esthétique de la narration, pour la subtilité des détails, pour les décors, pour la richesse des costumes et pour le plaisir de voir l'enquêteur (dont on devient alors le complice) asséner sa vérité à l'audience ébahie, et c'est de cet ébahissement qu'on jouit par la suite parce que nous on sait, et on en tire chaque fois la même joie.
Quand nous nous repassons nos Hercule Poirot, nous analysons les cadrages, les décors, la finesse des costumes, l'esthétique art déco, le ton des personnages, les manies du détective, même quand nous savons qui sera épinglé. Cela dit, si vous préférez ne pas savoir la fin, vous trouverez un avantage à vieillir, car quand on n'a pas revu le film depuis un certain temps, il nous arrive de plus en plus souvent de ne pas nous souvenir si c'est le majordome ou le marchand de bas de soie qui a commis le crime.
Francis Lagacé
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