Laissons la parole à Francis
Impromptu nocturne
29 octobre 2024
La promenade de vingt minutes par jour est utile, nécessaire, inévitable, sacrée, incompressible, en tout cas, elle a lieu beau temps, mauvais temps, toujours un peu semblable parce qu’il n’y a qu’une route asphaltée au milieu de ces bois, où loge la maisonnette de Jean-Christophe. Le même trajet vers le nord-ouest jusqu’au grand tournant de la carrière de sable avant la pente escarpée. Jamais vers le sud-est parce que les tortillons routiers et le rideau d’épinettes noires empêchent de voir les véhicules qui arrivent en trombe : voitures qui fuient l’arrière-pays, camions éléphantesques qui déboulent comme une crue subite emportant dans le fracas tout ce qui encombre son passage.
On dirait un conte tellement est irréel ce mini hameau appelé Castel serti à la ligne de partage des eaux, à distance égale exactement de Saint-Elphège et de Saint-Corentin dans la campagne appalachatte, comme l’appelle le Jésus-Christ ermitique, surnom donné au susnommé Jean-Christophe par ses correspondants, vous avez compris que c’est à cause de ses initiales. Quant à la campagne vallonneuse où il crèche entre l’orignal et le loup gris, vous avez peut-être deviné qu’il s’agissait des Appalaches.
Trois maisons habitées par trois taiseux solitaires d’âge et de statut différents : J.-C. le jeune chercheur écrivain en période de rédaction de sa thèse créative, M.-A. le vieux veuf voilé derrière ses vénitiennes toujours fermées et J.-P., la quarantaine, voyageur de commerce toujours en balade dont la présence se signale les week-ends par une familiale rouge.
Les trois maisons situées entre la route et le marais impraticable. De l’autre côté, la ligne de chemin de fer se réchauffe cinq ou six fois par jour, une ou deux fois la nuit, personne ne s’en rend plus compte et les rêves n’en sont pas affectés. Pourtant quand le long train de marchandises passe aux heures d’éveil, tout sait le remarquer : les murs vibrent, l’air gronde et la radio est inaudible.
Aujourd’hui, trop de lecture, trop de paresse, une sieste trop longue, un repas avec un petit verre de vin, le seigneur des thésards n’a pas trouvé le temps de marcher. Le jour est déjà tombé. La concavité d’encre bleue pétille de points brillants et une demi-lune appétissante en dore un coin. Pourquoi pas se risquer, malgré l’absence de lampadaire comme de torche électrique, à marcher toujours dans la même direction où l’on peut anticiper les survenues automobiles, quitte à suivre la ligne blanche du milieu de la route, qui renvoie faiblement la lueur de l’amie à Pierrot.
L’air est bon, pas trop frais. Les bois silencieux. Quelques glouglous dans le marais. Des pas d’abord hésitants, puis on s’enhardit. Pas trop quand même, c’est à peine si on voit ses pieds. Mais quel est ce chaton qui s’en vient vers l’écrivain lui aussi sur la ligne blanche ? Chaton au joli museau noir, tu as toi aussi une ligne blanche sur le dos.
Oh, oh, pas d’imprudence, il vaut mieux reculer lentement pour ne pas effrayer la petite bête. Elle lève le nez et trouve elle aussi que ça ne sent pas bon.
Tous les deux convaincus, ils font demi-tour : la mouffette vers l’obscurité dont elle avait émergé et Jean-Christophe vers la chaude lumière de son domicile.
NDLA : Cette nouvelle fait partie du recueil N’allez jamais à Montréal paru en décembre 2021.
Francis Lagacé
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