Laissons la parole à Francis
23 août 2021
À la radio publique canadienne, l’émission La nature selon Boucar du 31 juillet 2021 était consacrée à la dinde sauvage et à la misogynie. Ce rapprochement bien pesé a permis à l’animateur de mettre les auditrices et auditeurs en garde contre le préjugé selon lequel la dinde n’est pas un animal intelligent.
Mise en garde fort juste, qui a eu l’heur de me rappeler certains souvenirs charmants de mon adolescence. Un ami de mon père avait en hiver acheté trois dindes d’élevage ; il avait prévu de les faire engraisser dans sa grange. Les ayant placées ensemble sans se demander de quelle sexe elles étaient, il s’aperçut après quelques jours qu’il y avait deux mâles et une femelle. Les deux mâles étaient sans cesse sur le dos de cette dernière, que la pauvre avait déplumé et ensanglanté. Elle s’est retrouvée réfugiée dans un coin, totalement paralysée.
Lors d’une visite de mon père, monsieur Jos lui donna la volaille en disant : « Tiens, il faut absolument que je la sépare des deux autres avant qu’ils la tuent. Si tu réussis à la remplumer, elle est à toi. » Mon paternel prit l’animal et l’installa dans notre grange, tout près de la section étable où logeait un bœuf destiné à l’abattage quelques mois plus tard. La rescapée y trouva un peu de chaleur.
Je reçus pour mission à mon lever, avant de partir pour l’école, de nourrir le bœuf, puis de m’occuper de la malheureuse dinde. Je devais lui donner un petit bol d’avoine pour sa nourriture et, comme boisson, quelques glaçons cueillis du toit de la grange. Quand elle les croquerait pour s’abreuver, cela ferait travailler ses muscles.
J’adoptai rapidement l’oiseau et profitai du fait qu’elle ne bougeait pas pour caresser doucement son cou et les plumes intactes qu’il lui restait. Je la baptisai Gwendolyne, un prénom que je trouvais joli et original. Dans ma cohorte d’âge, les prénoms populaires qui peuplaient les classes étaient Johanne et Sylvie pour les filles, Alain, Mario et Michel pour les garçons. Nous avons ensemble glissé sur la pente du temps.
Tout doucement, Gwendolyne reprit de la vigueur et finit par se remplumer. À tel point que de paralytique en janvier, elle était devenue ambulante en avril. Je lui faisais prendre l’air une heure ou deux par jour quand je rentrais de l’école. L’été venu, elle était en pleine forme. Toute la journée, elle allait et venait à sa guise autour de la maison et des dépendances. Elle avait appris à éviter la cour où elle aurait risqué d’être fauchée par une automobile. De mon côté, je m’étais exercé à glousser comme elle pour l’appeler afin de la faire réintégrer son abri à la tombée de la nuit.
Quand je rentrais d’une course, elle se rapprochait de moi et se frottait la tête contre mes jambes en guise de caresse. Si je la cherchais, je glougloutais ; elle redressait son cou et je voyais sa tête émerger des hautes herbes.
Quand les enfants du voisinage venait jouer au softball dans le champ attenant au nôtre, elle assistait au match en s’installant du côté droit. Il lui arrivait parfois de courir pour attraper la balle quand un joueur frappait un roulant en direction du premier but et, si Gwendo (c’était son surnom) y arrivait, elle s’assoyait dessus. On avait fort à faire dans nos tentatives de lui expliquer que la balle devait être libérée pour continuer le jeu.
Elle a fait plusieurs nids dans le foin, que je dévalisais pour récolter ses œufs, lesquels n’auraient pas pu éclore. L’œuf de dinde est riche et délicieux. Un seul suffit à faire un gâteau double ou une petite omelette individuelle. Gwendolyne m’engueulait dans son langage quand je dénichais sa cachette.
Un soir, elle n’est pas rentrée à l’appel. On a supposé qu’elle s’était aventurée à la lisière du bois ; un lynx avait dû l’attraper. Pourtant, elle n’avait pas l’habitude de faire d’exploration hors de la partie herbacée de notre terrain.
Pour ma part, n’ayant trouvé à l’orée de la forêt ni trace de lutte, ni plume, ni sang, j’inclinai à croire qu’un bon paroissien s’était avisé qu’elle était devenue une dinde fort appétissante, la liberté qu’on lui octroyait et son absence totale de méfiance envers les êtres humains constituant une aubaine inouïe. J’aurai été en quelque sorte l’artisan de son malheur.
De toute façon, elle n’aurait pas survécu à l’été de la Saint-Martin (le 11 novembre quand il fait doux ou les jours environnants s’ils sont cléments, date la plus tardive à laquelle traditionnellement on faisait boucherie). Gwendolyne ou pas, il aurait fallu qu’elle passe à la casserole comme l’avait fait plus tôt le bœuf, Georges ou Alfred, je ne me souviens plus de l’appellatif dont je l’avais gratifié. C’était la loi du genre, et j’acceptais cette fatalité. Après tout, pendant les dernières années de mon primaire, j’avais élevé des lapins, et bien que chacun ait porté un petit nom affectueux, tous étaient destinés à finir dans notre assiette.
Quoi qu’il en soit, j’ai un souvenir attendri de ce compagnonnage avec Gwendolyne,et quand il s’agit de qualifier un personnage écervelé, je ne suis pas spontanément porté à utiliser le mot dinde.
Francis Lagacé
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