Je cède la parole à Francis étant moi-même un gaucher.
13 août 2021
En cette journée internationale de la gaucherie, il convient de revenir sur les conséquences désastreuses de l’aristéraphobie (haine, crainte, rejet des personnes gauchères) en l’illustrant ici par mon cas individuel, mais sans oublier que c’est un problème social.
En effet, quand les compagnies d’assurances nous disent que les personnes gauchères ont plus d’accidents que les personnes droitières, vous en déduisez que ces dernières sont plus habiles que les premières, ce en quoi vous avez évidemment tort. Si les accidents sont plus nombreux, c’est tout simplement parce que les outils destinés aux gauchères·gauchers manquent et que les infrastructures de vie, travail, loisirs et autres activités sont conçues comme si tout le monde était droitier.
Je me rappelle la sensation étrange qui m’a envahi, alors que j’étais en première secondaire, la première fois que j’ai joué au football (qu’on appelle soccer au Québec). J’étais en zone adverse et je réussis à me précipiter sur le ballon, prêt à faire une passe à un coéquipier, lequel était bien positionné devant le but. Au moment de botter le ballon avec mon pied gauche, j’ai paralysé pendant une longue seconde, ce qui nous a fait perdre la balle. J’avais été obnubilé par une vision troublante dans laquelle je me voyais botter avec le pied droit alors que c’était mon pied gauche qui était avancé et, perdant tout contact avec la réalité, j’entendis une voix caverneuse crier : « Mais, non, tu n’es pas gaucher, tu es droitier ! », cette phrase infâme que me répétaient sans cesse mon frère aîné, la maîtresse d’école, le curé et le reste de la famille.
Il y a même une personne qui, sans que je lui demande rien, m’avait avoué tout de go, par la négative comme le font les bambins et les narcissiques, qu’elle était allée voir la maîtresse de première année pour demander qu’elle me donne des coups de règle sur les doigts chaque fois que j’utilisais ma main gauche. « Je ne suis même pas allée voir ta maîtresse pour lui demander de te frapper. »
On ne s’étonnera pas que j’aie, pendant un temps, oublié tout de ma première année d’école et que les bribes ne m’en soient revenues qu’après ma décision de récupérer ma gaucherie. Entre autres cette scène : Je suis assis sur le petit muret de béton qui séparait l’école du magasin général tenant dans mes mains le carnet de dessin que j’avais dû aller acheter en « faisant marquer » la somme importante de 5 ¢. Le sang coulant de mon majeur gauche commençait à en tacher la couverture. La maîtresse m’avait envoyé d’urgence me procurer le cahier nécessaire à l’activité du vendredi après-midi et m’avait répliqué par la règle habituelle quand j’avais osé affirmer que, puisque ce n’était pas de l’écriture, ça me permettrait d’utiliser ma main gauche. J’étais là, prostré dans mes sanglots muets, indifférent au propos de celui qui, passant tout de même son chemin, demanda : « Pourquoi tu pleures, petit garçon ? »
On m’obligea à m’asseoir sur ma main gauche pour s’assurer que je ne m’en serve pas. Je gardai cette habitude pendant tout le primaire, d’où m’est resté une sorte de névralgie périodique, générale dans tout le côté gauche et plus particulière dans l’ensemble omoplate, épaule, bras et main.
Jusqu’à mon père qui n’était pas en reste. N’ayant jamais été contrarié par ses maîtres, vu qu’il était droitier, n’ayant jamais eu de camarade gaucher pendant ses apprentissages puisqu’il était le seul apprenti, il croyait naïvement qu’un gaucher était une personne à qui on n’avait pas appris à se servir de sa main droite. Sauf, qu’au lieu de me hurler dessus ou de me battre, il m’enlevait les objets de la main gauche pour les replacer dans la main droite.
Plus tard, quand j’ai finalement réussi à lui faire comprendre l’erreur qu’il avait commise, il a reconnu son ignorance et m’a présenté ses excuses, à la différence des autres qui prétendirent que rien de tout cela n’était jamais arrivé. « Ben voyons, tu n’as jamais été gaucher pourquoi tu décides ça aujourd’hui ? » C’est sûrement plus confortable de nier que de reconnaître qu’on a crié et battu pour rien.
Combien d’enfants qui n’avaient rien demandé à personne ont passé pour malhabiles, maladroits, alors qu’ils étaient seulement jugés par des malagauches ? Combien de personnes qui avaient du talent en dessin, en danse, en sport ont vu se fermer les portes d’une activité épanouissante parce qu’on leur interdisait d’utiliser leur « bon côté », de se lever du « bon pied », d’utiliser leur « bonne main », toutes choses qui pour elles étaient à gauche.
Vous me direz que ce passé lointain s’est évanoui dans le néant. J’aimerais bien vous croire, mais on me dit souvent encore en me tendant un objet : « Excusez ma main gauche. » Et chaque 13 août, on lit dans les divers médias de nouvelles études scientifiques qui prétendent exposer des problèmes inhérents à la gaucherie alors qu’ils sont simplement la conséquence de l’ignorance droitière.
Francis Lagacé
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