jeudi 22 août 2019

Géographie humaine


Laissons la parole à Francis Lagacé


Géographie humaine 

13 août 2019

Quand j'étais enfant, la petite ville de Pohénégamook n'existait pas. Il s'agissait de trois villages distincts, dont l'un (Saint-Éleuthère) faisait partie du comté de Kamouraska et les deux autres (Estcourt et Sully) du comté de Témiscouata. Il y avait pourtant des kilomètres de forêt entre le premier village et le plus proche autre village de Kamouraska, soit Saint-Alexandre. À la fusion des trois villages pour former Pohénégamook, dont les deux premiers étaient au bord du même lac, l'absurdité du découpage administratif précédent est vite devenue évidente. Quelques années plus tard, on intégra tout l'ensemble de Pohénégamook dans la municipalité régionale de comté (MRC) de Témiscouata, ce qui était beaucoup plus logique.

Si les MRC semblent suivre une pente plus géographiquement cohérente, on ne peut pas en dire autant des circonscriptions électorales, découpées selon des considérations parfois byzantines (pour rester poli), sans parler de la géographie politique imposée par les empires français et britanniques, dont nous subissons encore aujourd'hui les douloureux contrecoups guerriers.

À un niveau plus local, en remplissant le sondage préparatoire au forum social de Mercier-Est, qui se tiendra le 23 novembre prochain, j'ai dû répondre à la question demandant à quelle section du quartier je m'identifiais. Or, aucune des sections ne correspondaient à l'identification naturelle que je partage avec tous mes voisins, soit celle de Tétreaultville. En effet, bien que la municipalité de Tétreaultville n'ait vécu que quelques années (1907 à 1910) et que ses contours fussent bien plus restreints, les gens du quartier s'identifient encore à ce nom. Et les limites d'aujourd'hui en sont aisément définissables avec l'angle des rues Hochelaga et Désormeaux comme centre, l'autoroute 25 comme limite d'un côté, Montréal-Est de l'autre, la rue Sherbrooke en haut et le fleuve en bas.

Quand j'ai appris récemment que les habitants de l'arrondissement Rosemont-La-Petite-Patrie porteraient désormais le gentilé de Rosepatrien·ne·s, j'ai eu le même malaise. Dans ma tête et dans celles de bien des Rosemontois·e·s, Rosemont tourne autour de la rue Masson avec la rue d'Iberville à un bout, le boulevard Pie-IX à l'autre en montant jusqu'à Beaubien ou Saint-Zotique, puis en descendant jusqu'à la rue Rachel ou Sherbrooke.

De la même façon, la Petite Italie et les alentours du marché Jean-Talon constituent un quartier que la rue Jean-Talon divise artificiellement en deux arrondissements (Rosemont-La-Petite-Patrie d'un côté, Villeray-Saint-Michel-Parc-Extension de l'autre).

Les quartiers ne sont pas officiellement reconnus administrativement, mais les gens vivent différemment de ce que les lignes cartographiques présupposent. J'en ai eu une autre preuve flagrante en 2007 quand je suis allé à Edmunston au Nouveau-Brunswick, séparé artificiellement de la ville de Madawaska par la frontière Canada-États-Unis qui suit la rivière Madawaska, laquelle frontière est traversée allègrement par la langue (on y parle français-anglais de chaque côté) et les devises (l'argent y est transigé au pair pour ne pas se casser la tête).

Les limites géographiques humaines et administratives sont mouvantes, mais elles ne correspondent pas aux mêmes logiques : les premières suivent la vie des habitants, les secondes obéissent à des aléas techniques et bureaucratiques.

Francis Lagacé

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