mardi 2 novembre 2021

Retrouvez votre sens

 

Francis nous parle de sens

Retrouvez votre sens

26 octobre 2021

Quand une personne perdait contact avec la réalité, autrefois on lui disait : « Reprenez vos sens ». Les vieux de mon entourage, y compris mon paternel, prononçaient d’ailleurs [sã] (prononcé comme « san »). Le sens, les sens, sont essentiels aux liens avec ce qui nous entoure.

La même injonction était aussi adressée à une personne qui perdait tout bon sens. Et encore une fois, les bonnes vieilles personnes prononçaient aussi [sã]. Vous avez peut-être déjà entendu l’expression Ça n’a pas de bon sens vocalisée de cette façon-là.

C’est en tout cas à ce sens-ci que je fais appel pour vous livrer un plaidoyer en faveur de la sémantique, cette mal-aimée des discours public et politique.

Souvent, des personnalités publiques, des personnes appelées pour leur expertise, des journalistes et même des savant·e·s déclarent : « On ne perdra pas notre temps avec un débat sémantique, l’important, c’est d’agir. » Ou encore « Ce n’est qu’une question de sémantique. » Autrement dit, ça n’a pas beaucoup d’importance. Et tout le monde, hélas, d’applaudir.

Je dis hélas parce que cela revient à dire : « On ne s’embarrassera pas du sens (donc du fond), ce qui compte, c’est d’agir sur la forme. »

Or, le sens est ce qui importe le plus pour les êtres humains.

Bien que le sens soit une chose qui n’existe pas dans l’univers en dehors de lui, pour l’homo sapiens, c’est justement ce qui oriente son agir. C’est probablement ce qui nous distingue le mieux des autres animaux.

Le sens nous obsède, nous le cherchons en toute chose, nous le créons au besoin. Le sens traverse la littérature, la politique et même la science quand nous nous attardons à trouver la causalité, ce qui nous permet de reproduire ce qui paraît désirable et d’éviter ce qui semble indésirable. Nous choisissons le sens et nous nous en donnons.

Noam Chomsky, père de la grammaire syntaxique, dite un temps générative et transformationnelle, laquelle n’est plus du tout transformationnelle depuis les années 80 et de moins en moins générative puisque surtout descriptive, a beaucoup œuvré pour disqualifier la sémantique en la considérant comme un sous-domaine du lexique, domaine qu’il traitait comme quantité négligeable.

Cette absurdité a nourri quantité de linguistes désinvoltes devant la sémantique, cette matière qui affecte la phonologie, la prosodie, le lexique et la syntaxe, autrement dit, qui n’est pas du tout un sous-domaine, mais un sur-domaine.

Confondre le lexique et la sémantique conduit à s’imaginer qu’établir le champ lexical d’un discours revient à établir sa carte sémantique. C’est ce qui a permis à un journaliste de me déclarer un jour qu’un certain groupuscule, avec lequel je n’avais absolument rien à voir, était du même côté que le Conseil central du Montréal métropolitain de la CSN, dont j’étais alors deuxième vice-président, au prétexte qu’il employait les mêmes mots.

Il avait tout faux, sauf sur le fait que le groupuscule employait les mêmes mots, ce qui signifie simplement qu’il parlait du même sujet, mais le faisait n’importe comment.

Dans cette vision simpliste, on croit qu’une personne qui affirme : « Je n’aime pas les gens qui aiment la tarte à la citrouille » pense comme celle qui déclare : « Je n’aime pas les gens qui n’aiment pas la tarte à la citrouille » puisque leurs énoncés ont exactement le même champ lexical : aimer, citrouille , gens, je, ne pas, qui, tarte (et encore certains n’incluent que les substantifs, adjectifs et verbes dans l’établissement du champ lexical).

Le champ lexical permet de déterminer la question dont on parle. La carte sémantique, qui permet de connaître le sens des interventions, nécessite en plus la connaissance de l’emploi des opérateurs du discours (modalités exprimées par certains modes verbaux, par les adverbes et marqueurs de discours, etc.), des différents relateurs (en gros ce qu’on appelait autrefois les relatifs, les conjonctions et prépositions) et de leur ordre ainsi que des formes de thématisation (ce qui est placé en position d’importance et ce qui est relégué en position accessoire).

C’est à cause de cette confusion et aussi de l’ignorance de la linguistique diachronique que j’ai pu lire dans un article au début des années 80 une sottise profonde comme : « Il faudra réviser les règles concernant la formation des diminutifs, car on ne peut pas dire qu’une tablette est une petite table. »

Justement si ! Une tablette était une petite table au moment où le terme a été dérivé. Une table a d’abord signifié une planche et même un plan de travail, et une tablette est, comme une table, une petite planche, ou un petit plan, pour y déposer des affaires. Le mot est apparu au XIIIe siècle, pas en 1982, a-t-on envie de répondre aux auteurs étourdis de ce papier. Voilà ce qui arrive quand on perd le sens et l’histoire pour ne s’arrêter qu’à l’immédiateté.

Il faudrait un long traité pour expliquer en quoi ce mépris pour le sens a fourvoyé la linguistique ; je n’en ai ici ni le temps ni l’espace.

Pour en revenir à la malheureuse sémantique dans le discours hégémonique, on écrase les débats sans état d’âme en écartant comme impertinent ce qui, justement, est le cœur et le fond de l’affaire : la signification.

Chaque fois que j’entends « On ne fera pas un débat sémantique », je rage et je dis qu’au contraire, c’est exactement ce qu’il faut faire si on veut retrouver le sens et s’attaquer au vrai problème.

Quand, par exemple, on vous dit que la question du racisme systémique n’est qu’une querelle de mots, rien qu’un débat sémantique, on essaie de vous faire croire que ne pas s’entendre sur le sens est accessoire. Ce n’est pas du tout une querelle de mots. C’est bel et bien un débat sémantique, car le concept de racisme systémique est l’outil qui permet de comprendre comment des personnes qui n’ont aucune mauvaise intention agissent de manière inappropriée, comment un individu peut être discriminé même quand personne n’a commis de geste raciste ni prononcé de phrase raciste, parce que la victime n’entre pas dans la bonne case.

On ne peut pas corriger le racisme sans corriger les structures, l’organisation, les façons de faire. Si on se contente de chercher les méchants individus qui agissent mal, on ne s’attaque pas à la cause du problème. C’est, dans le cas qui nous occupe, par le refus de la sémantique que l’on confond la responsabilité sociale avec la responsabilité individuelle.

Ne vous laissez pas dérouter par une personne qui prétend savoir mieux que vous et qui cherche à écarter vos arguments en affirmant que « ce n’est que de la sémantique ». Si c’est une question de sémantique, c’est donc important. Le savent celleux qui ne sacrifient pas le fond à la forme.

Francis Lagacé

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