samedi 24 octobre 2020

Les mots et les gestes (1re partie)

 

Laissons la parole à Francis

Les mots et les gestes 

(1re partie)

22 octobre 2020

J'aurais pu emprunter mon titre à Michel Foucault en parlant des mots et des choses, mais plus qu'à leur pouvoir d'évoquer des objets et des concepts, je m'intéresse à ce qu'ils font, car les mots ne sont pas seulement des choses qui parlent d'autres choses, mais aussi des gestes qui ont des conséquences. Les théoriciens de ce qu'on appelle la pragmatique (J. L. Austin et J. R. Searle, les premiers) ont établi que la parole a un pouvoir performatif et qu'en parlant, on accomplit différentes actions.

Par exemple, c'est en disant « Je vous déclare époux » que le maire, la proto-notaire ou autre personne célébrante transforme le couple en personnes mariées. C'est en disant coupable ou innocent·e que le jury transforme l'accusé·e en locataire cellulaire de l'État ou en personne libre.

Certes, il est aussi possible à un·e politicien·ne de blablater pendant des heures pour éviter de faire quoi que ce soit, ce qui est en même temps faire du sur-place ou détourner l'attention.

Le billettiste que je suis se distingue maintenant de l'acteur que j'ai été puisque désormais je me pose surtout en observateur de la vie socio-politique et culturelle. Les gestes que je pose consistent donc principalement à aligner des mots. Cela demande toutefois un certain travail. C'est Mallarmé qui disait à Degas : « Ce n'est pas avec des idées qu'on fait un poème, mais avec des mots. » Il y a donc un travail d'autant plus important que je n'y allie plus l'expérience quotidienne du terrain.

Je me rappelle cette connaissance à qui j'avais expliqué, dans les années 90, que préparer mon message au répondeur me demandait des jours si je voulais qu'il soit à la fois bref, exact et efficace. J'avais eu pour réponse : « Moi, je peux t'en faire une dizaine dans une demi-heure si tu veux. » Ma réplique fut : « C'est bien ce que je disais. » Nous nous étions quittés sur ce malentendu, une personne se croyant excellente en messages téléphoniques et l'autre, moi, constatant qu'on n'avait rien compris au souci du message qu'on on ne peut augmenter ni diminuer d'une seule lettre pour paraphraser Flaubert.

Avoir des idées, c'est relativement facile, car le fluide des idées nous traverse constamment. Le narrateur de L'homme sans qualités de Robert Musil explique bien que les idées sont impersonnelles : c'est « l'affinité et l'homogénéité des choses qui se rencontrent dans un cerveau. » Une fois qu'on a l'idée, et j'en ai des tonnes griffonnées ici et là, qui s'entassent dans les tiroirs de mes classeurs, qui s'empilent un peu partout sur mon bureau, il y a tout le travail de mettre en forme les mots, lesquels à partir de l'idée créeront un objet qu'il sera possible de lire et d'interpréter. Cet objet-là doit faire l'attention de son créateur qui, comme l'artisan, s'acharne à le meuler, marquer, mesurer, tourner, chanfreiner, raboter, rainer, bouveter, aléser, mortaiser, calibrer, polir, poncer, assembler, vernir, puis offrir à l'appréciation du public.

Dans mon entourage, on me dit parfois : « Francis, tu devrais écrire sur ce sujet. » Je réponds : oui, sans doute ou encore un jour, probablement, mais ce n'est pas comme ça que ça marche. Il est impossible d'écrire si le sujet n'a pas mûri, si l'assemblage de connaissances, d'expérience et de réflexions n'a pas encore abouti à une première figure qui émerge. C'est après cette émergence qu'on peut passer par les multiples étapes du travail sculptural ou artisanal destiné à lui fournir sa forme finale.

Par exemple, mon billet sur le film Les Rose est le résultat de 50 ans de réflexions, connaissances et expérience. Je n'aurais pas pu l'écrire si je n'avais pas été impressionné par le convoi militaire qui traversa mon village en octobre 1970, si je n'avais pas vu le documentaire de la CBC sur la question, si je n'avais pas vu les films Les ordres de Michel Brault et Octobre de Pierre Falardeau, si je n'avais pas été mis au courant des conclusions de la Commission Keable, si je n'avais pas travaillé avec Paul Rose pendant quelques années, et j'en passe.

Je n'ai commencé à publier des billets sur la politique française qu'en 2012, alors que j'en suis un observateur attentif depuis 1987. Il fallait qu'une certaine masse critique de connaissances, d'expérience et de réflexions me permettre de formuler des opinions, ce qui est bien autre chose que des commentaires ou des sentiments.

J'ai un jour fait de la peine à une interlocutrice, car je m'obstinais contre elle, justement sur la politique française, et comme elle est d'origine hexagonale, elle croyait me clouer le bec en affirmant ironiquement : « Tu connais peut-être mieux la politique française que moi ! », ce à quoi j'avais répondument tout bonnement : oui ! , ce qui était certain puisque je passais des heures chaque jour à analyser la question et que je m'abreuvais à de nombreuses sources journalistiques, sociologiques et politiques, alors qu'occupée par sa famille et son métier, elle n'avait pour références que les infos télévisées et les avis de ses proches.

Tout cela pour dire qu'on n'improvise pas une opinion, car une opinion est un geste politique, c'est-à-dire une prise de position sur les affaires de la cité. Les mots sont souvent des gestes sur le poids desquels il convient de méditer. À moins d'exprimer une émotion vive ou un commentaire basé sur des convictions ancrées, l'écriture demande du temps et, comme je l'ai lu sur une barrique de la fameuse brasserie Cantillon à Bruxelles, Le temps ne respecte pas ce qui se fait sans lui.

Francis Lagacé

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