mardi 13 avril 2021

Rattrapage culturel : le lumineux Frantz Fanon

 

Francis nous parle de Frantz Fanon

Rattrapage culturel : le lumineux Frantz Fanon 

9 avril 2021

Je l’ai quelques fois signalé, la retraite est pour moi l’occasion de combler certaines de mes lacunes culturelles. La plus récente est de corriger à ma grande honte l’immense tare de ne jamais avoir lu Frantz Fanon.

Certes, je l’avais déjà lu indirectement, comme tout le monde qui fraye vraiment à gauche, par les nombreuses références et citations d’auteur·e·s savant·e·s ou de camarades, mais je ne l’avais pas encore lu « dans le texte ». Je me suis livré paresseusement, avec délectation et en prenant toute la mesure de sa richesse, à la découverte des œuvres complètes du génial révolutionnaire, philosophe, théoricien, praticien, médecin et essayiste dans l’édition 2015 de ses Œuvres publiées par La Découverte.

À part des éléments impensés à l’époque, comme la subsomption de la femme dans le terme homme, ou l’assimilation de l’homosexualité à un comportement déviant plutôt que pleinement assumable, il n’y a pas grand-chose qu’on puisse reprocher à l’esprit profond et pénétrant du brillant penseur. Ces défauts sont compensés par sa constante lutte pour la dépsychologisation des comportements sociaux, économiques et politiques et par sa reconnaissance, par exemple dans L’An V de la révolution algérienne que, pour ce qui est de la lutte armée, les femmes sont des combattantes aussi aptes, aussi fiables et aussi efficaces que les hommes.

Sa parole est précise, claire, implacable.

L’actualité extraordinaire de son contenu est une source inlassable de réflexion. Par exemple, Peaux noires, masques blancs permet à quiconque de comprendre comment le racisme fonctionne et pourquoi il est d’abord et avant tout systémique parce que construction sociale.

Fanon aura l’occasion de préciser sa pensée dans Racisme et culture, qui est le texte de son intervention au Congrès des écrivains et artistes noirs à Paris en 1956. Voyez ces quatre énoncés particulièrement convaincants :

« C’est plus fort que moi, me disait un interne, je ne puis les aborder de la même façon que les autres malades. »

« Assez inattendûment le groupe raciste dénonce l’apparition d’un racisme chez les hommes opprimés. »

« Les psychologues parlent alors d’un préjugé devenu inconscient. La vérité est que la rigueur du système rend superflue l’affirmation quotidienne d’une supériorité. »

« L’habitude de considérer le racisme comme une disposition de l’esprit, comme une tare psychologique doit être abandonnée. »

Il convient de citer ici deux extraits extrêmement percutants de cette même allocution, tant la tragi-comédie du gouvernement québécois qui se refuse à reconnaître l’évidence du racisme systémique a été par avance décrite par Fanon en cette année 1956, il y a soixante-cinq ans.

« C’est à ce niveau que l’on fait du racisme une histoire de personnes. ‘Il existe quelques racistes indécrottables, mais avouez que dans l’ensemble la population aime…’
Avec le temps, tout cela disparaîtra.
Ce pays est le moins raciste... »

[...]

« En fait le racisme obéit à une logique sans faille. Un pays qui vit, tire sa substance de l’exploitation de peuples différents, infériorise ces peuples. Le racisme appliqué à ces peuples est normal. Le racisme n’est donc pas une constante de l’esprit humain. Il est, nous l’avons vu, une disposition inscrite dans un système déterminé. »

Inutile de dire que le remarquable analyste ne se faisait aucune illusion sur les promesses des « réformistes européens » dont de Gaulle, qui a tout fait pour sauver les meubles du colonialisme. « Quittons cette Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde. » [Section « Fondements réciproques de la culture nationale et des luttes de libération » des Damnés de la terre.]

Justement, dans Les Damnés de la terre, le médecin aliéniste montre avec des exemples probants que certaines maladies mentales sont causées par le climat et l’oppression colonialistes. Le chapitre Pour la révolution africaine, qui regroupe des textes épars dans différents journaux ou organes de communication, est une vibrante illustration de l’imbrication des différentes luttes contre le colonialisme et des effets des unes sur les autres. L’analyse objective des intérêts en jeu et de la progression hypocrite du néocolonialisme est encore d’une troublante et désolante actualité.

Celleux qui voudraient lui reprocher une certaine naïveté à l’égard du Bloc de l’Est font erreur. Ce n’est pas pour rien que Fanon était l’un des théoriciens du non-alignement. De plus, il mettait en garde contre le fait de croire l’indépendance comme le point d’arrivée, erreur que pratiquement tout le monde a commise, alors qu’il ne s’agit que du point de départ.

Citons pour mémoire ces deux extraits :

« On ne peut vouloir le rayonnement de la culture africaine si l’on ne contribue pas concrètement à l’existence des conditions de cette culture, c’est-à-dire à la libération du continent. » [Section « Sur la culture nationale » des Damnés de la terre.]

« Les capitalistes ‘métropolitains’ se laissent arracher des avantages sociaux et des augmentations de salaires par leurs ouvriers dans l’exacte mesure où l’État colonialiste leur permet d’exploiter et de razzier les territoires occupés. » [« La guerre d’Algérie et la libération des hommes » dans El Moudjadhid, du 1er novembre 1958.]

Sa compréhension des mécanismes du racisme est toujours valide pour analyser le phénomène de rejet schizophrénique dont sont victimes les Africains et les Maghrébins en France :

« On leur a introduit la France partout où, dans leur corps et dans leur ‘âme’, il y avait place pour quelque chose d’apparemment grand. Maintenant, on leur répète sur tous les tons qu’ils sont chez ‘nous’. » [Article publié dans la revue Esprit en 1955.]

On ne peut qu’être d’accord avec la justesse indéniable d’Achille Mbembé lorsqu’il intitule sa préface à cet ouvrage éclairant « L’universalité de Frantz Fanon ».

Francis Lagacé

«»-----------------------«»

SITE DE FRANCIS LAGACÉ

Aucun commentaire: