mardi 13 juillet 2021

La fracture de la fiction

 

Francis nous parle de fiction.

La fracture de la fiction 

9 juillet 2021

Mon titre est inspiré d’un ouvrage de Patrice Desbiens La fissure de la fiction, ce long poème narratif qu’il a écrit pour complaire à son éditeur, car ce dernier, depuis longtemps, réclamait de lui un roman. En s’exécutant, il a vite compris qu’il n’avait rien fait d’autre que suivre son habitude : écrire des poèmes près de son expérience. Le résultat ne correspondait donc pas exactement à l’écriture de la fiction narrative, mais pourtant à un poème narratif, ce qu’il n’a jamais cessé de produire dans toute son œuvre.

Cependant, aussi proche que sa prose poétique soit de sa vie personnelle, on ne saurait l’exclure de la fiction, car le poème, en transformant le réel par l’image, la métaphore et autres jeux de rythme fait entrer la vie dans la fiction ou la fiction dans la vie. Ainsi la fracture de la fiction est-elle toujours présente dans les œuvres littéraires. En effet, la littérature se soustrait à l'application des tables de vérité comme l'a bien distingué Genette dans son lumineux essai Fiction et diction. Seule la non-fiction y est soumise et les œuvres littéraires ne sauraient être déclarées vraies ou fausses.

L'écrivain n'est pas auteur s'il n'assume pas la valeur fictive de sa production. Ce n’est pas pour rien que l’autofiction est bel et bien de la fiction, même si certains énoncés, eux, peuvent subir l’épreuve des tables de vérité (être classés selon les catégories du vrai et du faux). On dit bien certains énoncés, car ce ne saurait être le cas pour l’œuvre au complet qui, elle, échappe à cette classification. On ne peut pas dire que la pièce Roméo et Juliette est vraie ou fausse, mais on peut dire que, oui, Vérone est en Italie. De même, il est impossible de dire qu’un roman est vrai ou faux. Les faits auxquels les romans réfèrent le cas échéant peuvent être vrais ou faux, mais pas la globalité du récit.

De même, les énoncés littéraires sont souvent en dehors de ce que Genette a appelé la diction. Une phrase comme « La scientifique […] aboutit chez un modeste apothicaire dont l’enseigne défraîchie arbore ce qui reste d’un cheval vert. », extraite de mon roman Rose ? Vert ? Noir ! ne peut pas être déclarée vraie ou fausse. Elle est une partie d’un texte littéraire qui ne prétend aucunement décrire une réalité autre que fictive.

Même l'essai, qui jongle avec des réalités, constitue un récit littéraire dans lequel les arguments s’ébrouent, donc une œuvre de fiction. La valeur de vérité quant aux faits évoqués n’en est pas moindre. L’effet de conviction n’en est pas réduit. Les conclusions n’en sont pas moins crédibles pour autant. Pour paraphraser une formule du spécialiste Robert Vigneault, on pourrait dire que le contenu de l’essai est une sorte d’aventure ayant les idées pour personnages, ce qui aboutit comme le disait André Belleau, autre grand essayiste, à une « fiction idéelle ».

Je me rappelle Alexandre Jardin faisant la promotion de son livre Le Zubial. Je me disais que c’était à l’évidence de la fiction. Je me demandais pourquoi il cherchait tant à faire croire qu’un récit romanesque était véridique. Mais pourquoi donc les intervieweuses et interviewers faisaient-ils semblant de le croire ? Pourquoi n'était-on pas alerté par son rire nerveux ?

Il m’apparaissait indubitable que, derrière l’auteur rayonnant, la personne de l’écrivain était profondément malheureuse. On sentait qu'il avait dû beaucoup souffrir dans son enfance pour prétendre ainsi que ses romans n'en sont pas.

Et voilà que je l'entends dans une entrevue avec Stéphan Bureau (Ici radio-canada première, le samedi 12 octobre 2019, 13 h à 14 h) dire que, dans son dernier livre Le roman vrai d'Alexandre, il annonce enfin la vérité, que tout ce qu'il racontait dans ses romans était faux, que son histoire familiale est une invention, que son rire forcé servait de paravent à sa douleur. Toutes choses qui étaient pourtant si obvies.

Fort bien, mais voilà où il devra faire bien attention dorénavant. Attention à se croire lui-même et à penser que ses nouveaux romans sont l'entière vérité et n'ont plus rien de fictif. À croire que son personnage public est enfin devenu vrai et totalement vrai. Car le récit de sa vie est fictif dans la mesure où il fait l'objet de souvenirs personnels mêlés des impressions et sentiments qui les colorent. Et il faut bien admettre que les récits biographiques ont toujours cette part de fiction.

Quant au personnage public de l’auteur, il est nécessairement fictif, car il est une construction spéculaire résultant des effets médiatiques. Cette image étant par définition médiate et partielle, elle ne saurait jamais représenter une « vérité » de la personne. Seuls certains énoncés descriptifs vérifiables peuvent être déclarés vrais et ils concernent alors la personne de l’écrivain. C'est peut-être pour cette raison que Réjean Ducharme n'a jamais voulu participer de sa personne physique à la construction de son image d'auteur et pourquoi Patrice Desbiens refuse de se prêter au jeu du chien savant, que constitue souvent la carrière médiatique d'un artiste.

Comme on l’a vu, les faits auxquels les œuvres littéraires réfèrent peuvent être vérifiables le cas échéant, mais pas le récit. La poésie non plus n’a rien de vérifiable en tant qu’œuvre. C'est pourquoi je n'accepte pas cette impertinente distinction entre la poésie supposée non-fictive et les autres genres littéraires. Tous les genres littéraires appartiennent à la fiction et se dérobent à l'application des tables de la vérité. S'il y a bien une affirmation banale et constituant le b a ba de l’élocution littéraire [dans les récits, on parle de narrateur ; dans la poésie ou la chanson, on parlera d’énonciateur], c'est le « Je est un autre » de Rimbaud. Le je de la poésie n'est pas plus identifiable à l'écrivain que le je du roman, même quand, et peut-être surtout quand il s'en revendique.

Je suis toujours choqué quand on me demande : « Vous écrivez de la fiction ou de la poésie ? » Je me dois de répondre : j'écris de la poésie, donc de la fiction, des romans, donc de la fiction, des contes, donc de la fiction, des nouvelles, donc de la fiction, des essais, donc de la fiction.

Et ce billet, est-ce de la fiction ? Est-ce un texte littéraire ? Qu’en pensez-vous ?

Francis Lagacé

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