jeudi 30 juin 2022

La tentation de la technocratie

 

Parlons de technocratie avec Francis

La tentation de la technocratie

22 juin 2022

On a souvent entendu depuis le début de la pandémie : « Il faut écouter la science. » « Les gouvernements devraient écouter les scientifiques. »

De là à remettre le destin politique des sociétés sans discussion entre les mains des scientifiques, il y a une marche qu’il faudra se garder de franchir. En effet, la science n’a pas en soi de visée politique ou sociale, encore moins morale et, si elle doit être conduite de manière éthique, cette dernière discipline, l’éthique, n’est en aucune façon déterminée de manière scientifique, ni une fois pour toutes.

Le rôle de la science est de dire ce qui est et ce qui peut être. Décider ce qui doit être relève de l’éthique et de la politique, c’est-à-dire de l’art de négocier ce qui sera socialement préférable en respectant à la fois la démocratie, la volonté générale et les minorités. Le descriptif (la science) et le prescriptif (la politique et l’éthique) ne sauraient se confondre.

Le terme technocratie réfère surtout aux spécialistes et techniciens, mais il convient aussi à un gouvernement qui se ferait par les scientifiques, comme l’appelaient les partisans de la technocratie au vingtième siècle. J’emploierai donc ce terme, même si plus précisément en se référant à la racine grecque, on pourrait parler d’épistémocratie. En fait, ici je m’attaque à tout ce qui pourrait relever d’un gouvernement par les experts.

Rien n’autorise à croire qu’un·e scientifique assume une meilleure gestion qu’une autre personne. Doit-on rappeler une certaine gouverneure générale du Canada qui, toute scientifique qu’elle était, fut parfaitement inapte à gérer son personnel ?

La tentation de la technocratie conduit à des erreurs, car elle suppose que les experts savent mieux que les gens ce qui est bon pour eux. La science a parfois ses préjugés. C’est ainsi qu’on a eu des médecins qui, au lieu de sauver les femmes d’un mari cruel, ont préféré les traiter d’hystériques. C’est ainsi que certains savants ont cru mesurer la supériorité des races en comparant la taille de leur cerveau par rapport à celle de leurs organes génitaux. C’est ainsi que j’ai connu un cybernéticien qui n’arrivait pas à comprendre qu’un système puisse avoir des conséquences imprévues ou non voulues par la programmation.

Les experts négligent souvent de s’ouvrir au changement. C’est ainsi qu’on a eu des agents syndicaux qui traitaient les plaintes de leurs membres à la lumière des règles de l’état contemporain du Droit du travail plutôt qu’à celle des revendications légitimes visant à l’améliorer et à le contester au besoin. Et d’autres qui adhèrent à la théorie de la « saine » gestion sans se demander qui a défini ce que ce mot signifiait, souvent des penseurs pro-patronaux.

Les scientifiques qui ont conçu le terme d’inverti pour désigner les homosexuels tenaient pour acquis que la sexualité normale est la sexualité hétérosexuelle. C’est une évidence puisque c’est elle qui garantit la reproduction. Or, pourtant, il leur a échappé que ce n’est pas l’hétérosexualité qui garantit la reproduction, mais bien la rencontre des gamètes. Il y a, à moins d’être un catholique dogmatique, d’une part la sexualité et d’autre part les occasions où cette sexualité donne lieu à des gestations.

Certains savants au XIXe siècle se sont mis à mesurer les crânes et à déterminer selon leur forme les capacités des sujets ainsi étudiés. C’est de cette époque que vient l’expression « avoir la bosse des maths », indiquant par là que certaines particularités de la forme de la tête ont une influence sur les aptitudes dans un domaine où un autre. On sait aujourd’hui que c’était absurde.

Il fut une époque où l’on ne jurait que par la génétique et l’implacable hérédité. Depuis l’épigénétique, on se rend compte que ce n’est pas si simple. Généraliser et surgénéraliser est toujours risqué.

Il convient également de savoir que les scientifiques sont assez souvent, en dehors de leur spécialité très pointue, d’une navrante nullité. Je vais vous en fournir ici quelques exemples glanés au cours de ma fréquentation des questions scientifiques, techniques et politiques.

On rappellera d’abord les interprétations délirantes d’une expérience sur la surpopulation de rats de laboratoire, rapportées dans le film Ratopolis. On y voyait des rats mâles exercer leur domination sur d’autres rats mâles en s’accouplant de force avec eux. J’entendais partout autour de moi dire que la surpopulation causait l’homosexualité. Je répondais : c’est parfaitement idiot. On me répliquait : « Mais, Francis, c’est prouvé, c’est scientifique ! » Et je reprenais : Non, ce n’est pas prouvé, ce n’est pas scientifique, c’est juste idiot !

Il ne venait à l’idée de personne de contester une hégémonie machiste, homophobe et hétérosexiste qui met sur le même pied le viol et la relation sexuelle mutuellement consentie. De savants hurluberlus n’avaient toujours pas compris que le viol est d’abord et avant tout un abus de pouvoir, pas un geste d’amour. Finalement, et ça me désole de devoir encore le répéter aujourd’hui, parce que la connaissance n’a toujours pas fait son chemin dans toutes les circonvolutions de certaines personnes, mais il y a une expérience in situ qui a été faite des milliers de fois depuis que les sociétés humaines existent. Il s’agit de la guerre. Or, pendant la guerre, nombre de soldats violent des femmes. Devrait-on en conclure que c’est la guerre qui cause l’hétérosexualité ?

Ensuite, on évoquera le savant dans le film L’enfant sauvage de Truffaut, film inspiré de faits réels. Le personnage du savant tentait de faire apprendre des mots écrits au pauvre enfant-loup en espérant qu’il ferait le lien entre un objet, un signe écrit qui le représente en français et le son que ces signes écrits doivent évoquer. C’est d’une absurdité délirante, comme l’a si bien illustré le peintre belge Magritte dans ses tableaux La trahison des images et La clef des songes.

Pour que les signes écrits représentent quelque chose, il faut d’abord avoir appris le système d’écriture. Pour que ces signes évoquent des sons, il faut déjà connaître les sons de la langue en question. La démarche du savant ici concerné était d’une stupidité incommensurable. Ce serait comme donner des partitions à un enfant de quatre ans qui ne connaît rien à la musique, lui mettre un violon entre les mains et espérer qu’il joue un solo.

Quand, au Québec, on a instauré l’apprentissage de la lecture globale mot par mot plutôt que l’apprentissage par syllabes, on s’est basé sur le fait que des études démontraient que le vocabulaire se développait plus vite de cette façon. Le problème, c’est que la langue française n’est pas idéographique mais syllabique et que, maîtriser une langue, c’est bien plus que de posséder du vocabulaire.

Avec cette méthode visuelle, le vocabulaire se développe vite, mais tout s’arrête là et l’élève est incapable de concevoir les déclinaisons et les conjugaisons. Il n’arrive pas à découvrir de nouveaux mots, car il n’a pas compris la structure syllabique de la langue. C’est comme si, se rendant compte que certaines personnes vont plus vite en fauteuil roulant, on obligeait tout le monde à se déplacer ainsi. On irait plus vite, mais on ne développerait pas nos jambes et on aurait du mal avec les escaliers.

Ç’a donné par exemple des enfants de la ville qui, voyant le mot renard, pouvaient tout aussi bien dire « chien » ou « loup », car l’image associée à ce mot était celle d’un canidé. Or, l’image mentale d’un mot en français doit être stimulée par l’association syllabique qui crée une série de sons. L’image mentale que doit retenir l’enfant qui voit le mot renard ne doit pas être une photo d’un canidé, mais la séquence phonétique [rə] + [nar].

L’enfant qui dit « chien » quand il voit le mot renard ne dispose pas de la connaissance permettant de comprendre qu’un mot d’une seule syllabe ne peut être représenté par deux syllabes écrites. Les mots nouveaux ou les déclinaisons de mots connus n’ayant pas d’image visuelle dans la mémoire du sujet deviennent des mystères difficiles à déchiffrer, à moins de défaire l’association visuelle et de créer une image mentale auditive par dessus alors qu’elle devrait être intermédiaire.

Les victimes de cette méthode sont faciles à reconnaître : la plupart ajoutent les lettres ent ou nt à la fin d’un verbe à l’infinitif s’il est précédé d’un pronom pluriel (nous, vous, les, leur).

On a aussi vu un coanimateur d’une ludique émission de télé de vulgarisation scientifique se prononcer sur le caractère dégueulasse de la présence d’acariens dans la croûte de certains fromages, chose que les services de santé nous serviraient à éviter. J’en ai profité pour écrire à la chaîne où il officie que, justement, les acariens dans la croûte du beaufort, de la mimolette et du parmesan étaient nécessaires à la respiration et au vieillissement de ces grands formages. On m’a répondu que le coanimateur n’était pas fromager mais chimiste. Loin d’être une excuse, c’est la confirmation du reproche que je lui faisais. Quand on ne s’y connaît pas dans un domaine, on ne fait pas semblant et on ne se prononce pas de manière péremptoire.

Certains savants professeurs d’université créent des tests extrêmement difficiles pour évaluer les apprentissages à la fin d’un trimestre. Ensuite, ils prennent les résultats et les distribuent sur une courbe de Gauss (en forme de cloche), ce qui leur permet d’établir qui est dans la moyenne et qui a des notes supérieures. Cette pratique ne permet en rien de savoir si les personnes savent vraiment ce qu’il convient de savoir.

Une pratique plus appropriée consiste simplement à déterminer l’ensemble des connaissances essentielles dans un corpus donné et à créer un test qui permet de savoir qui les maîtrise. Le résultat permettra d’éliminer toutes les personnes qui n’en connaissent pas assez (que ce nombre soit ou non conforme à la répartition de la cloche de Gauss, car une population universitaire dans une discipline particulière n’est pas une population normale au sens statistique du terme) et d’accorder la note de passage aux personnes qui en savent assez (que ce nombre soit supérieur ou inférieur au nombre prévu par la cloche de Gauss), car ce serait une injustice d’éliminer une personne qui en sait suffisamment, mais moins que la moyenne arbitraire d’un groupe non normal, et ce serait une erreur dangereuse de garder une personne qui ne sait pas ce qu’il faut savoir juste parce que la moyenne de son groupe n’en sait pas assez.

De nombreux scientifiques parlent de l’année zéro ou du patient zéro, ce qui est une absurdité logique. Ils confondent la numérotation et la quantification.

Or, qu’il s’agisse de patients ou d’années, on cherche à les compter, pas à les numéroter, sinon on ferait tout aussi bien de leur assigner une lettre a, b de l’alphabet latin, puis de l’alphabet grec, puis de l’alphabet latin doublé du grec, puis triplé et ainsi de suite, ce qui serait moins stupide que de prétendre que la deuxième personne à être affectée d’une maladie est la patiente numéro 1, ou que les Croquants se sont soulevés pendant la zérotième année du règne de Louis XIV.

J’ai un jour assisté à une conférence sur l’éventualité de développer la fusion nucléaire comme forme d’énergie. C’était au début des années 80 (du vingtième siècle, il va de soi). L’un des avantages de cette procédure si on arrivait à la maîtriser, c’est qu’elle ne produirait pas de déchet radioactif, seulement une évacuation considérable de chaleur.

À la fin de l’exposé, je suis allé voir le conférencier et lui ai demandé : Mais que faites-vous de cette importante diffusion de chaleur dans l’environnement ? La réponse m’a stupéfié : « Mais, de la chaleur, on n’en a jamais trop, tout le monde aime ça. » J’ai dit : Donc, vous ne le savez pas. Puis, je suis parti. Certes, la question du réchauffement de l’atmosphère n’était pas à la mode à l’époque, mais on savait déjà, par exemple, que, dans nos régions, les sols ont besoin d’être recouverts de neige en hiver pour protéger les vergers du gel, ou à tout le moins d’une période de dormance. Or, beaucoup de centrales diffusant beaucoup de chaleur à la proximité de terrains agricoles auraient peut-être des effets nuisibles. Inimaginable pour notre savant, car ce n’était pas dans sa spécialité.

Certains tests permettent, grâce à des électrodes, de déterminer par un signal électrique avant que le sujet en ait conscience quand et dans quel sens une certaine décision relativement simple (choisir une couleur entre deux, faire ou pas tel geste) sera prise par lui. On a utilisé cet argument comme preuve que le libre-arbitre n’existe pas.

Or, ce n’est pas un argument contre le libre-arbitre. La grande découverte que voilà : les processus de réflexion et de décision sont en grande partie inconscients. Ils émergent ensuite à la conscience. Le fait que la décision ne soit pas complètement consciente ne signifie nullement qu’elle ne vienne pas de la personne elle-même, au contraire on peut dire justement qu’elle vient du plus profond d’elle-même. Il y a beaucoup d’arguments contre le libre-arbitre, mais celui-là est à côté de la plaque. Cela dit, on sait bien qu’une décision est loin d’être si libre qu’on le pense puisque de nombreux déterminismes nous affectent.

Quand un savant en sarrau blanc déclare sur les plateaux de télé qu’un verre de jus de fruits, c’est la même chose qu’un verre de coca, il ne se concentre que sur la quantité de sucre. Il oublie tout le reste. Le goût des fruits est plus agréable que le goût du coca. En général, l’effet désaltérant est plus grand avec le jus de fruit. Rares sont les personnes qui prennent deux verres de jus de fruit de suite, alors que j’ai connu des personnes qui buvaient deux litres de coca par jour, étant donné que le coca n’étanche pas la soif. Il n’y aucune fibre ni aucune vitamine dans le coca. Oui, la quantité de sucre est la même. Mais, la vraie conclusion doit être : on ne boit pas du jus de fruit pour réduire l’ingestion de sucre. Dire que le coca est l’égal du jus de fruit est fallacieux.

Un autre scientifique en sarrau blanc, qui se pique assez habilement et avec un certain succès de journalisme, demande aux politiques d’être aussi rigoureux dans leur métier que les scientifiques dans le leur. On a envie de lui retourner le compliment. En effet, ses amusantes expériences effectuées sur une centaine de cobayes humains dans des contextes parfois loufoques relèvent du divertissement, en tirer des conclusions sérieuses pour notre conduite quotidienne serait exagéré.

Et que dire de toutes les niaiseries que de savantes études racontent sur les personnes gauchères parce qu’elles ont plus d’accidents que les personnes droitières ? Il suffirait d’obliger ces dernières à travailler avec des outils et des environnements conçus spécialement pour les personnes gauchères. Elles aussi auraient des accidents. Il ne faut pas mettre l’inadaptation du milieu au passif de la personne différente.

En dehors de leur domaine d’expertise, les scientifiques ne sont pas plus aptes que nous à prendre de sages décisions concernant l’avenir de nos quartiers, de nos villages, de notre santé, de nos familles et de notre société. Cela ne signifie pas qu’il faille mépriser les scientifiques ou se lancer dans les bras des vérités alternatives.

Il faut simplement reconnaître que la science relève des scientifiques, qu’elle permet de déterminer les faits, faits qui sont essentiels à l’argumentation sérieuse. Mais les faits bruts ne disent pas dans quel sens orienter une décision. Ni les connaissances ni la rationalité ne permettent de garantir un choix éthique. On a vu, par exemple, comment la connaissance scientifique a permis de rendre plus efficaces les horribles engins de mort qu’étaient les chambres à gaz sous le régime nazi. La science par elle-même ne porte pas de valeur humaniste.

La politique pour sa part, surtout le politique, c’est-à-dire les affaires de la πολις (la cité), relève des citoyen·ne·s. Seule la délibération bien informée (d’où l’importance des connaissances scientifiques), en fonction des besoins de la population, de l’éthique, de la volonté générale, tout en préservant le respect des minorités, permet de prendre des décisions politiques. C’est pourquoi la démocratie reste, comme le disait Churchill, le pire régime à l’exception de tous les autres.

Francis Lagacé

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