mardi 9 avril 2024

Fictions pompières

 

Laissons la parole à Francis

Fictions pompières


6 avril 2024

—Rosaline Dumoulin, vous avez écrit Un cœur de feu, un roman violent dans lequel le personnage principal est une femme cruelle et incendiaire. En dix ans, elle aurait été à l’origine de trois incendies, d’abord sa maison, puis l’école du village et enfin l’église. Comment fait-on pour inventer des personnages aussi incroyables ?

—Je n’hésite jamais à laisser courir mon imagination sans aucune retenue, car mon expérience et mes lectures de faits divers m’ont toujours convaincue que, quoi que ce soit que l’on puisse concevoir, aussi absurdes et aussi cruelles que soient nos élucubrations, la fiction demeurera toujours et éternellement très en deçà de la réalité.

—Ben, voyons donc ! Je ne vous crois pas.

—La question de croire ou pas est totalement impertinente. La fiction est facile à apprécier, car elle se donne pour ce qu’elle est. La réalité est beaucoup plus difficilement saisissable.

—Ça ne me convainc pas. Je donne un ici exemple. On rappelle que l’action se situe dans les années soixante dans un petit village isolé du Québec. Il y a une scène particulièrement horrible. C’est la nuit, la protagoniste, Olivia, appelée Livia par ses proches, voyant que l’église est en train de flamber par ses propres soins, réveille ses trois enfants et exige d’eux qu’ils regardent jusqu’à la consomption totale de l’édifice malgré les pleurs du plus jeune qui l’implore de retourner se coucher. C’est une scène très difficile à imaginer, d’autant plus que, pendant toute cette séquence, les ayant alignés devant la fenêtre, elle fait les cent pas derrière eux en gloussant et en récitant le chapelet.

—Il nous est en effet très difficile d’imaginer jusqu’où peut aller l’horreur, mais c’est une caractéristique bien connue des incendiaires qu’ils adorent admirer le fruit de leur crime et jouissent tout particulièrement du fait d’imposer à d’autres le spectacle de leur forfait.

—En plus, ce monstre que vous décrivez est une femme. En tant que féministe, vous ne trouvez pas ça inconséquent de votre part ?

—Non, pas du tout. Le personnage est une femme, il aurait pu être un homme. Ce qui permet sa forfaiture, c’est le pouvoir local que ce personnage exerce sur son entourage. Personne narcissique et dominatrice, elle a des enfants pusillanimes élevés dans la frayeur et un mari faible, écrasé sous le poids de cet amour incompressible et maladif qu’il ressent pour elle, ce qui relève de la dépendance affective et de son adhésion inconditionnelle à la religion, discours religieux dont elle use et abuse, rappelant sans cesse le devoir d’obéissance et la colère de Dieu qui s’abat sur les pécheurs, dont elle décide qui ils sont grâce aux voix qu’elle entend.

« Avez-vous lu, madame l’intervieweuse, le roman Rose ? Vert ? Noir ! de Francis Lagacé ? C’est une fiction hautement politique, mais aussi psychologique. Dans ce roman dystopique, les homosexuels majoritaires exercent une dictature implacable sur les hétérosexuels. C’est la situation de pouvoir qui leur permet d’accomplir leurs exactions. C’est le pouvoir incontesté qui fait le crime, pas le genre ni l’orientation sexuelle. Ce ne sont pas les hommes qui sont mauvais, c’est le patriarcat dont ils bénéficient. Je ne suis d’ailleurs pas convaincue, en bonne anarchiste, que le matriarcat serait nécessairement meilleur. »

—Vous êtes donc contre tout pouvoir ?

—Oui, je le répète, je suis anarchiste.

—Mais, l’auteur Lagacé n’était pas anarchiste !

—Je crois en effet qu’il était plutôt socialiste à tendance marxienne, mais cela il aurait fallu le lui demander quand il était encore en vie, moi je ne l’ai pas connu personnellement.

—Il me semble inconcevable, et nombre de lectrices et lecteurs ont dû vous le dire, qu’une telle personne puisse survivre sans jamais se faire arrêter, sans jamais être dénoncée.

—Si vous avez bien lu le roman, vous vous rappelez qu’on la dénonce aux chapitres sept, huit et dix, mais que chaque fois cela reste sans suite. Dans ces petits hameaux où tout le monde connaît tout le monde, où l’inceste est derrière nombre de portes, d’étables et de sacristie, où les successions se règlent à coup d’accidents de chasse, où chacun vénère son terrible secret de famille, il y a ce qui se sait et ce qui se dit. Or si certaines personnes naïves osent évoquer ce qui ne se dit pas, elles se font vite rappeler à l’ordre par celles-là-mêmes et ceux-là-mêmes qui auraient logiquement le désir d’en parler, car leur véritable intérêt est qu’on ne fouille pas dans leurs affaires.

—Mais nulle part dans le roman, vous ne parlez de complot à l’échelle du patelin.

—Non, jamais, car il n’y a pas de complot. Chacun sait qu’il doit tenir sa place et décide de ne pas voir et de ne pas entendre en réciprocité de ce que les autres ne voient pas et n’entendent pas. Il faut aussi se garder de l’illusion de connaissance complète que donne la narratrice omnisciente. Un bonne partie de la population narrée n’a pas la curiosité de savoir certaines choses. Une autre partie est d’une grande naïveté. Enfin, la majorité s’attache surtout à ce que ne s’ébruite pas ce qui la concerne.

—Mais pouvez-vous franchement présenter un tel roman comme réaliste ?

—Mais la réalité n’est pas réaliste, pourquoi donc la fiction devrait-elle l’être ? Les atrocités de Pol Pot n’étaient pas réalistes avant qu’on les connaisse. Les horreurs des camps nazis suscitaient l’incrédulité. Les histoires de famille complète gardée dans une cave par leurs parents pendant des années et leur servant d’esclaves sexuels sont révélées à l’ahurissement des voisins les plus proches. Présenter la réalité, c’est l’affaire des scientifiques. Une romancière se contente d’offrir un monde à l’appréciation du public sachant que les embrasements de papier n’atteignent pas le millionième de la fureur des embrasements réels.

—Ne craignez-vous pas que l’exagération affaiblisse le message ?

—La fiction n’exagère rien, au contraire, elle atténue, encadre, miniaturise pour que l’on puisse saisir dans les deux sens du terme : attraper avec les mains et comprendre. Vous prenez l’œuvre de fiction et vous pouvez en définir tous les contours. Rien ne vous échappe si vous observez suffisamment longtemps et avec assez de minutie. Alors que la réalité, toujours mouvante, s’esquive sans cesse comme l’eau entre les doigts et se déploie dans toutes les dimensions sans permettre aucune prise ferme. Nulle exagération n’arrive à la cheville de la réalité. C’est bien pour ça qu’on a tout loisir de développer la fiction aussi loin qu’on veut, tout en restant bien consciente que, du côté de l’auteure, on la suit souvent où elle nous emmène, mais jamais si loin que la réalité.

NDLA : Cette nouvelle fait partie du recueil N’allez jamais à Montréal paru en décembre 2021.

Francis Lagacé

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