lundi 14 décembre 2020

Les mots et les gestes (2e partie)

 

Laissons la parole à Francis

Les mots et les gestes
(2e partie) 

2 décembre 2020

La première partie de cette séquence, publiée le 22 octobre 2020, se terminait sur la conclusion qu'une opinion ne s'improvise pas puisqu'il s'agit d'une prise de position argumentée. Les arguments sont des données sujettes à vérification et ceux-là peuvent nous faire défaut quand trop de faits sont inconnus.

Il se trouve des linguistes pour prétendre qu'à force d'utiliser un élément lexical, il perd de sa valeur, reflétant ainsi dans le monde des mots la théorie quantitative de la monnaie que professait Fisher. Cela pourrait être une explication à la signification très faible que prend le terme opinion dans le langage courant.

Il pourrait aussi y avoir d'autres causes, comme le voisinage fréquent de ce substantif avec des noms qui appartiennent au registre de l'expression de la pensée et des connaissances comme pensée, idée, avis, commentaire, jugement, point de vue, position, créant ainsi un champ sémantique où l'homonymie se substitue à l'hyponymie (un concept est englobé par un autre) ou à l'hyperonymie (un concept en englobe un autre).

En se basant sur ces rapprochements, on pourrait croire, conformément au sentiment largement répandu chez les commentatrices·commentateurs, que les médias sont envahis par l'opinion. En fait, c'est tout le contraire, ils en sont désespérément dépourvus ; ils foisonnent plutôt de commentaires, dénués la plupart du temps d'analyse. En matière d'information, on a besoin de concepts opératoires, aussi convient-il de distinguer l'opinion du commentaire, le commentaire de l'avis, l'avis du sentiment et le sentiment de l'émotion, ou de l'impression plus ou moins fugace que laisse cette dernière.

Jean-Louis débarque à Montréal par un beau jour de juillet où il fait 38 degrés. Il ressent une chaleur accablante augmentée par l'humidité suffocante. Il va partout répétant que Montréal a un climat tropical. Est-ce là une opinion ? Non, c'est une sensation qui sert de base à son avis, son avis n'étant rien d'autre en l'occurrence que ce qu'il en pense spontanément.

Sophie se répand dans les journaux en déclarations incendiaires sur la gauche qui occupe tout l'espace médiatique. Est-ce là son opinion ? C'est un avis qui lui permet de s'épancher en des commentaires fréquents, mais ce n'est certes pas une opinion, car on chercherait en vain les données probantes qui permettent d'argumenter à cet effet : faute d'argument, point d'opinion.

Le commentaire consiste à exprimer et développer ce que l'on pense à partir d'observations. On doit disposer de points de repères permettant de reproduire ces dernières si l'on veut s'assurer qu'elles sont rigoureuses. En l'absence de faits vérifiables, le commentaire n'est pas argumenté et ne relève pas de l'opinion, mais bien du sentiment. Les personnes férues d'histoire se rappelleront la cruelle remarque de Wilfrid Laurier à Henri Bourassa : « La province de Québec n'a pas d'opinion, elle n'a que des sentiments. »

Ainsi, on pourra répéter ad nauseam que Roméo doit épouser Juliette, si on n'a pas de preuves de son amour, on peut difficilement argumenter en ce sens. Par contre, on pourra, le cas échéant, ayant trouvé des démonstrations observables de cette dévotion, par exemple les bouquets de fleurs qu'il lui envoie, les sérénades qu'il lui donne sous son balcon, juger que, s'il l'aime, il doit l'épouser si on vit dans une société qui valorise l'amour comme ciment du mariage, ou à l'inverse qu'il ne doit pas se marier avec elle si l'on appartient à une société dont les règles prévoient que les époux ne sont pas faits pour partager l'amour, mais plutôt pour répliquer un ordre hiérarchique donné. Ces derniers avis seront des opinions puisqu'ils reposent sur des arguments sociologiques vérifiables.

Il est amusant de constater comme le sens des mots évolue, ces derniers ne possédant pas de quiddité ontologique. De même, les concepts évoluent, car ils ne représentent que l'appréhension par l'être humain de sa réalité.

La linguistique diachronique offre pléthore de cas où un élément lexical a pris un sens totalement différent de celui qu'il avait à l'origine. Pensons à protester qui a d'abord signifié « témoigner pour » avant de glisser à « se prononcer contre ». Le mot formidable avait une valeur qui le ferait apparaître à côté de l'expression bombardement d'Hiroshima, or on ne l'emploie à peu près jamais dans ce sens aujourd'hui. Il n'y a qu'à voir au Québec la signification qu'ont endossée des mots comme les adjectifs terrible et écœurant (le nom, lui, a gardé sa valeur d'origine, un écœurant est un être ignoble).

J'aimerais ici donner quelques exemples d'expressions ou de vocables qui, à entendre leur usage par des « communicant·e·s », ont acquis une faveur qui en a modifié la portée au point d'en perdre son vieux françoys. Il convient toutefois de se rappeler que, puisque les mots sont aussi des gestes, ils disent davantage et souvent autre chose que ce qu'ils disent.

L'expression « C'est une bonne réponse » laisse entendre avec raison que d'autres bonnes réponses étaient possibles, mais il semble que les animateurs de quizz de notre télé publique (rien que des hommes apparemment) ne s'en soient pas avisés de sorte qu'ils l'utilisent lorsque la réponse est la seule admissible en lieu et place de « C'est la bonne réponse. »

ADN est devenu pour certain·e·s un synonyme de caractéristique ou d'habitude. On entend d'étonnantes affirmations comme « C'est maintenant dans notre ADN de vouloir acheter local. » La génétique n'a pas grand-chose à voir avec cette habitude, qui par ailleurs est loin de toucher tout le monde.

Saga s'emploie souvent comme un équivalent d'« histoire » ou même de « suite ». Aussitôt qu'un fait donne lieu à une suite, il se trouve quelque commentateur·commentatrice pour dire qu'il s'agit d'une « saga ». La mythologie nordique employait ce mot pour désigner une série quasi interminable de récits dont chacun est composée d'innombrables péripéties.

Perdurer s'est banalisé comme une variante luxueuse de durer. Vous entendrez peut-être dire, comme cela m'est arrivé, qu'un épisode de chaleur « perdure depuis quatre jours » ou pis encore « que le froid va perdurer toute la nuit ». Or, ce qui perdure, dure sans qu'on n'en voie la fin, en principe, bien sûr. L'usage finit toujours par avoir le dernier mot, si vous me permettez cette facétie et l'on comprend ici que Perdurer sert surtout à manifester son impatience.

Finalement, j'ai lu dans un quotidien respectable, vous me signalerez que je fais là usage d'une co-occurrence propre à me valoir le bannissement, cette locution particulièrement troublante : « frénésie modérée ». Or, la frénésie existe justement quand il n'y a pas de modération. De quoi, pardonnez cette dernière galéjade, être légèrement et momentanément anéanti.

Francis Lagacé

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