lundi 8 septembre 2014

Actuelle inactualité: Beau Dommage


Francis Lagacé nous parle de Beau Dommage


Actuelle inactualité: Beau Dommage 

8 septembre 2014

L'actualité est une course folle qui peut nous faire négliger des faits plus importants que d'autres sous prétexte qu'ils sont plus anciens de deux minutes. L'inactualité peut parfois être présomptueuse si elle prétend sélectionner ce qui est digne d'intérêt sans tenir compte de l'ensemble des données.

De son côté, cette chronique de l'actuelle inactualité se contente de s'essayer sur des sujets qui du passé s'imposent au présent pour la raison que des faits récents y amènent, sans se soucier que récent puisse vouloir dire «il y a un jour, une semaine, un mois ou plus».

Le groupe Beau Dommage est présent dans l'actuelle inactualité parce que la télé de Radio-Canada y a consacré deux émissions récemment dans le cadre de Tout le monde en parlait, émission diffusée les mardis soirs 19 h 30 en été, et parce que le groupe était inévitable dans deux expositions présentées à Montréal, soient Musique, le Québec de Charlebois à Arcade Fire au musée McCord, puis Vies de Plateau au musée de Pointe-à-Callière.

Tout le monde s'accorde, les commentateurs culturels et les membres du groupe eux-mêmes, pour dire que l'immense succès de Beau Dommage dans tout le Québec est étonnant étant donné le caractère typiquement montréalais du groupe.

Pourtant, une brève analyse du premier album, celui qui a été cause de leur succès phénoménal et qu'aucun des trois autres des années 70 n'a pu égaler, permettra de montrer que le groupe a connu un tel succès justement parce qu'il correspondait parfaitement à l'état évolutif du Québécois francophone d'alors, majoritairement urbain dans sa résidence, mais encore majoritairement rural dans sa tête.

Il faut d'ailleurs distinguer le décor et les thèmes. Si les décors des chansons de Beau Dommage sont surtout urbains, les thématiques, elles, sont assez larges, une seule chanson (nous y reviendrons) ayant vraiment pour thème la ville de Montréal.

Un nom du terroir
Le nom du groupe Beau Dommage vient d'une vieille expression qui signifie: «Naturellement! Bien entendu! Ça va de soi!»


Où a-t-on surtout entendu cette expression à l'époque? Dans l'émission de télévision Les Belles Histoires des Pays d'En-Haut écrite par Claude-Henri Grignon et qui a rassemblé les téléspectateurs de plusieurs générations pendant des décennies. Avec Terre Humaine de Mia Riddez et Le Temps d'une paix de Pierre Gauvreau, nous avons là un trio des plus grands succès télévisuels dans lesquels l'auditoire se complaisait à se revoir comme s'il vivait encore en des temps héroïques. Malgré leur musique pop, Beau Dommage avait un nom bien du terroir.

Des chansons enracinées
Bien que cadrées en ville pour la plupart, les chansons du groupe sont enracinées dans l'imaginaire québécois traditionnel. Une analyse sommaire de chacune nous en convaincra.


Tous les palmiers
Le thème de cette chanson est le retour à la maison. Tout à fait universel. Que ça se passe à Montréal est simplement contingent à l'auteur qui habite au 6760, St-Vallier Montréal. Certes on y prend le métro à partir de Berri-De Montigny jusqu'à Beaubien, mais c'est en passant par chez Dupuis, le magasin à rayons phare de ceux qu'on appelait les Canadiens français et dont les catalogues étaient diffusés dans toute la province.


La scène où la mère crie: «Manon, viens souper!» a beau se passer dans les galeries de ruelles, tout le monde de tous les villages du Québec (et sans doute d'ailleurs) se rappelle ses jeux d'enfants interrompus par cette injonction maternelle.

«Sortir les bicycles du garage», «sortir les chaises sur la galerie», c'est typiquement québécois au printemps et ça n'a rien de spécialement montréalais.

À toute les fois
Cette histoire d'un garçon démoralisé par une peine d'amour doublée par la vision de son ex qui continue à collectionner les histoires pourrait se passer dans n'importe quel bar de n'importe quelle région et tout le monde a connu quelqu'un qui... Rien dans le décor n'est même typiquement montréalais.


Chinatown
C'est la seule chanson dont le thème est Montréal et qui en parle de façon positive. C'est le seul véritable appui à la thèse que Beau Dommage est montréaliste.


La complainte du phoque en Alaska
Décor pas du tout montréalais. Seule référence urbaine, le poil noir de l'animal qui «brille comme les rues de New-York après la pluie» dans un contexte triste. La thématique de cette chanson est très très québéco-québécoise. On y dit qu'il vaut mieux rester parmi les siens et ne pas s'épivarder ailleurs même au prix du succès. Thème on ne peut plus traditionnel, donc.


Le picbois
Décor campagnard, thématique de la beauté de la nature. Le narrateur de la chanson implore même le picbois: «Laisse-moé pas revenir en ville!»
Cette chanson plaît autant aux citadins qu'aux ruraux parce que les Québécois sont unanimes: «On est donc bien à la campagne!» Rappelons-nous que tout le monde rêve d'avoir un chalet. Et ça nous amène à l'autre chanson.


Harmonie du soir à Châteauguay
L'action a beau se passer dans la région montréalaise, se balancer les pieds sur le bord d'un quai en écoutant chanter les ouaouarons, c'est particulièrement bucolique, et c'est surtout quelque chose que tout le monde a fait au bord d'un lac près de chez soi.


Le géant Beaupré
Cet amusant dialogue entre le gardien de la dépouille empaillée et le héros canadien français n'a lieu encore une fois à Montréal que pour des raisons contingentes. Ledit géant faisait alors partie de la collection de l'Université de Montréal. Mais le héros est saskatchewanais et le thème de la discussion s'entend partout dans les magasins généraux de province: «Le monde est fou».


Ginette
Des collèges classiques, il y en avait dans toute la province, l'un des plus célèbres étant à Ste-Anne-de-la-Pocatière. La concurrence entre le cha-cha et les mathématiques a été vécue dans tous les collèges, tant ruraux qu'urbains. Quant à la déchéance finale («un motel dans le bout de Sorel»), elle est hors Montréal. À l'époque, les motels avec danseuses nues étaient déjà répandus dans toutes les régions, même à Saint-Marc-du-Lac-Long.


Un ange gardien
Deuxième chanson vraiment montréalaise. Mais encore, c'est surtout le décor puisque la thématique est un peu fantastique et parle d'une erreur coûteuse. Quant à la présence d'un ange gardien, si ce n'est pas de la tradition!


23 décembre
Difficile de faire plus traditionnel que cette chanson. Y compris avec le Montréalais Doug Harvey, hockeyeur connu dans tout le Québec, toutes les références sont typiquement québécoises et le M. Côté qu'on reverra le 7 janvier aurait pu tout aussi bien être le concierge de l'école de Saint-Émile d'Auclair.


On notera au passage que si on revenait en classe le 7 janvier, c'est que la veille, c'était les Rois, que cette fête était traditionnelement célébrée dans les familles où on servait un gâteau dans lequel était caché une fève.

Cette longue période allant du 23 décembre au 7 janvier était justement appelée la période des Fêtes, parce que s'y succédaient trois fêtes chrétiennes. Certains en profitaient pour fêter soir après soir, d'où l'expression désignant les ivrognes toujours chaudasses: «être entre Noël et le Jour de l'An».

On en profitera pour souligner que les grognons qui accusent l'expression «Les Fêtes» d'être politiquement correcte pour cacher la célébration de Noël, que ces grognons donc sont complètement dans le cirage.

Montréal
Cette chanson ne fait pas la part belle à Montréal. Ce n'est pas facile d'y être amoureux et tout y est sale. C'est exactement la vision de la ville qu'ont tous les campagnards. En guise de conclusion à un album qu'on dit montréaliste, on constate (et c'était assez vrai à l'époque) que les Montréalais ont souvent la même opinion de la ville que les ruraux.


Et tout ça se passe au Bois-de-Boulogne, un havre de verdure où l'on s'isole de la ville environnante.

On constate donc que sur onze pièces, seules deux sont positivement montréalaise (et ce n'est pas celle qui s'appelle Montréal) et que toutes les thématiques sont assez universelles, leur décor étant plutôt contingent à leur auteur.

Beau Dommage a été par ses rythmes extrêmement fédérateur: cha-cha, rock, pop, folk, country et même ce qu'on appelait à l'époque «rock progressif». Il y avait donc de quoi attirer un public large et nombreux.

Quant aux thématiques, on constate que ces urbains plongeaient encore leurs racines dans une tradition qui goûtait bon le terroir.

LAGACÉ, Francis





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