mardi 2 février 2016

“L’assurance qualité dans les cégeps : en-deçà des mécanismes, une logique rampante” par Frédérique Bernier

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“L’assurance qualité dans les cégeps : en-deçà des mécanismes, une logique rampante” par Frédérique Bernier 

Journal La Riposte des Profs contre l'austérité·samedi 30 janvier 2016

L’assurance qualité dans les cégeps : en-deçà des mécanismes, une logique rampante

Où est le sujet du pouvoir ? Il est précisément partout où il travaille très activement à se faire oublier[1].

Ce que l’on nomme « assurance qualité » désigne un ensemble de mécanismes gestionnaires inspirés des pratiques d’homologation industrielles (pensons aux labels « Qualité totale » ou ISO 9001, normes elles-mêmes dérivées du toyotisme) et implantés dans le domaine de l’éducation — comme c’est aussi le cas en santé et dans les services sociaux avec la méthode Lean — par le biais d’organismes publics ou privés ayant pour charge d’évaluer les institutions. C’est ce genre de dispositif de « contrôle de la qualité » qu’est devenu pour les cégeps la Commission d’évaluation de l’enseignement collégial (CEEC) [2]. Bien documentée par l’IRIS et par la FNEEQ notamment, l’implantation de ces mécanismes soulève de nombreuses inquiétudes touchant la mission même des universités et des cégeps, dont les orientations sont de plus en plus redéfinies sous la pression de ces processus essentiellement bureaucratiques[3]. Or, il se pourrait que la principale difficulté à laquelle se heurte une volonté de résistance aux mécanismes d’assurance qualité réside dans le fait que, loin d’apparaître d’emblée comme une grossière aberration dans le monde de l’éducation, ceux-ci jouissent plutôt d’une relative invisibilité liée non pas à une stratégie de camouflage, dont on pourrait commodément accuser les décideurs et les administrateurs, mais plutôt à la présence déjà généralisée et normalisée de la logique que ces mécanismes impliquent. Cette logique s’insinue en effet d’autant plus facilement qu’elle est, pour ainsi dire, toujours déjà à l’œuvre et qu’elle s’est imposée sous le couvert du gros bon sens et de l’évidence : il faut bien, n’est-ce pas, s’assurer de la qualité de ce qui se fait en éducation ! Ainsi, la remarque citée en exergue, celle de deux auteurs analysant l’usage des drones par l’armée américaine, si elle est issue d’un contexte qui n’a rien à voir avec l’objet de cet article, permet peut-être néanmoins d’attirer l’attention sur le caractère paradoxalement invisible de ce nouvel (ou pas si nouvel…) « ennemi intérieur » de l’éducation au sein d’une « guerre » qui ne dit pas son nom. Une guerre managériale, dont les attaques minent les fondements des institutions d’enseignement en réélaborant, l’air de rien, ce qu’on y entend par « qualité », par « évaluation » et éventuellement, par « éducation ».

Un train bien en marche — les mutations de la CEEC

Ainsi la notion même d’assurance qualité apparaît-elle un peu subrepticement au fil de l’évolution des mandats de la CEEC (c’est en 2007 qu’elle s’est redéfinie comme « un organisme d'assurance qualité public et indépendant » ), évolution au fur et à mesure de laquelle on constate l'éclipse progressive de critères et de modalités d'évaluation établis en fonction d'une mission éducative ou d'un savoir disciplinaire, au profit de critères de plus en plus strictement managériaux. Il faut dire qu’en cela, la CEEC ne fait que poursuivre la logique à l’œuvre dès sa fondation, celle de la nouvelle gestion publique et du souci de « gestion optimale » qui prévaut dès la réforme Robillard de 1993 à partir de laquelle sera implantée la CEEC, en même temps — ce n’est pas un hasard — que l’approche par compétence. Existant depuis des décennies aux États-Unis et plus récemment en Europe autour du processus de Bologne [4], l’assurance qualité est introduite ici comme un processus de benchmarking des plus louables, puisqu’il viserait à « assurer aux jeunes et à l’ensemble de la population du Québec un enseignement collégial d’un calibre et d’une qualité qui leur permettent de se mesurer aux meilleurs standards de compétences [5] », comme le stipule la CEEC. « Mesure », « standards », « compétences » : dès lors que la qualité de l’éducation est ainsi conceptualisée par l’instance chargée de s’en assurer, il semble des plus rigoureux de s’inspirer des processus industriels pour se concentrer effectivement sur ce qu’il y a de strictement objectivable dans la chaîne de production de ces « compétences ». Tout est affaire de langage ici, et il est remarquable de voir à quel point le changement de paradigme en matière d’évaluation se fait par une série de glissements sémantiques qui transforment de façon improbable la qualité d’une éducation, objet complexe, subtil et difficile à mesurer quantitativement, en une série de processus dont on vérifie l’efficacité.

C’est ainsi que la CEEC, qui avait d’abord pour mandat d’évaluer la conformité de la mise en œuvre des programmes d’études établis par le ministère et de voir à la mise en place et à l’application des Politiques institutionnelles d'évaluation des apprentissages (PIEA) et des programmes (PIEP), en vient, à partir de 2002, à évaluer non plus seulement ces politiques et ces programmes, mais bien les institutions elles-mêmes, sur la base de leur Plan stratégique de développement, et ce, à partir d’un canevas défini par le ministère, canevas où « les besoins évolutifs de la clientèle », l’« augment[ation] substantiel[le du] taux de diplomation » et « l’arrimage aux demandes du marché » pèsent très lourds[6]. À partir de là, en conformité avec l’idée même d’un « Plan stratégique » conçu selon une logique de guerre commerciale comme « l’approche que prend une organisation pour survivre et réussir [7]», l’évaluation de l’institution d’enseignement public calque celle d’une entreprise dont la mission première serait de se positionner avantageusement au sein d’un marché. Ce changement de paradigme de la CEEC, où le branding prend le pas sur le jugement des professeurs quant à la pertinence des cours et des programmes, et où la « réussite » se vérifie à la circulation du flux de diplômés, peut être vu comme une première phase d'implantation des mécanismes d'assurance qualité.

L’assurance qualité de l’assurance qualité de l’assurance qualité (non, ce n’est pas une erreur…)

La deuxième phase de cette implantation s’ouvre au Sommet sur l’enseignement supérieur de février 2013 avec la création du Conseil national des universités et d’un chantier visant à développer de « nouveaux processus d'assurance qualité » à l'université. Dans cette foulée, et parce que les cégeps se trouvent depuis le début à l'avant-garde de ce modèle, on donne à la CEEC une nouvelle orientation. Dorénavant, la CEEC n’évaluera plus les plans stratégiques, ni les politiques institutionnelles, mais évaluera plutôt « l’efficacité du système d’assurance qualité de chaque établissement[8] ». Autrement dit, il s’agira pour la CEEC d’évaluer l’efficacité des mécanismes par lesquels les administrations évaluent l’efficacité… de leurs politiques institutionnelles et autres plans stratégiques. Dès lors, comme le signale bien un document préparé par la FNEEQ, il ne s'agit plus à proprement parler d'évaluation, mais bien de « métaévaluation[9] », et ce qui se trouve ainsi évalué, non seulement s'éloigne encore davantage d'une quelconque prise en compte de la qualité des enseignements dispensés, mais atteint un tel degré d’abstraction et de réflexivité qu’on est tenté, avec Gilles Gagné, de parler ou bien de plaisanterie ou bien de maladie mentale[10]. L’assurance qualité en est effectivement venue principalement à assurer la qualité… de l’assurance qualité elle-même. L’abstraction croissante de cette véritable bulle bureaucratique est telle qu’elle produit un jargon proprement illisible et inappropriable par les professeurs. Or, cette illisibilité est peut-être ironiquement le plus grand gage d’efficacité de ce système de contrôle puisqu’elle assure la mainmise des gestionnaires sur des processus dont ils sont seuls, peut-être, à détenir le code. Qui d’autre en effet pourra comprendre ce qu’on entend par « les mécanismes assurant la qualité de la planification liée à la réussite dans un contexte de gestion axée sur les résultats[11] » ?

C’est sans ironie aucune, pourtant, que la CEEC présente cette nouvelle approche d'évaluation en tant qu’elle « s'inscrit dans la reconnaissance de l'autonomie et de l'expertise d'évaluation développées par les collèges » en instaurant « un mode de gestion continue de la qualité [12] ». Or, nous n’avons de toute évidence progressé que vers une bureaucratisation encore accrue du processus, une surbureaucratisation dont les critères, pour paraître strictement formels — la « qualité » se trouvant dès lors conçue comme « adéquation aux objectifs » — n’en sont pas moins extrêmement prescriptifs, comme en témoigne d’ailleurs la seconde édition du cadre de référence de la CEEC qui présente un « Guide d’autoévaluation de l’efficacité du système d’assurance qualité » où on explique de façon encore plus détaillée les différentes composantes à vérifier et à inclure dans le rapport d’autoévaluation. Et si l’on évalue l’efficacité du système évaluant l’efficacité de… dans une spirale de plus en plus abstraite, tout ceci finit tout de même par avoir une incidence concrète sur tout ce qui touche l’administration du cégep, autant dans les bureaux des administrateurs et des API que dans nos réunions départementales, toutes ces instances étant mobilisées, à divers degrés et plus ou moins consciemment, dans une machine chronophage et coûteuse dont l’alibi, « la qualité », masque un contrôle de plus en plus technocratique des activités d’enseignement. Bien au fait de ces dérives, la FNEEQ a mis de l’avant un plan d’action mettant en cause la légitimité même de la CEEC et proposant une stratégie de non-participation (d’ailleurs plus ou moins fermement suivie par les syndicats locaux) aux instances et activités liées à la Commission et à ses demandes[13]. Mais cette « nouvelle » assurance qualité ne constituant que le dernier étage d’un édifice gestionnaire déjà bien établi, on peut penser qu’il n’est pas aisé même d’identifier toutes les activités qui sont mises au service de cette machine.

Une austère qualité ?

Si le contexte des coupures draconiennes a entre-temps poussé la Fédération des cégeps, donc les administrateurs eux-mêmes, à freiner leur ardeur en matière de reddition de comptes à la CEEC (peut-être la seule bonne nouvelle liée à l’austérité…) et à adopter au printemps dernier une résolution sensée[14], force est de penser que ce n’est que partie remise. Par ailleurs, les menaces à l’autonomie professionnelle et à la collégialité, et, de façon plus générale, la place de plus en plus réduite dévolue aux professeurs dans la définition de ce qui fait le sens et la qualité de leur propre travail sont, quant à elles, plus criantes que jamais dans le cadre des négociations en cours, avec des offres patronales qui tentent de donner encore plus de pouvoir aux administrations et des demandes syndicales au sein desquelles on semble privilégier davantage les questions de salaire et de retraite, quitte à renoncer à faire des avancées significatives sur le terrain du pouvoir que détiennent les professeurs dans l’orientation des institutions. Les suites du rapport Demers, touchant notamment la formation générale, croisent également les préoccupations liées à l’assurance qualité en rivalisant de clientélisme, d’arrimage de plus en plus étroit des formations aux besoins du marché, de rhétorique de l’« adaptation » et de réduction des empêchements à la diplomation. En période d’austérité, si la machine est forcée de coûter moins cher, la logique gestionnaire, elle n’en continue pas moins à assurer sa mainmise. L’hydre à cent têtes est bien vivante. Travaillant très activement à se faire oublier, son pouvoir est lié à sa capacité d’infiltration et de confiscation du langage, de tous nos langages. Rappeler sans relâche que nous travaillons au nom d’une autre logique et d’une autre qualité, au nom de l’inconfiscabilité de l’éducation, au nom de sa gratuité fondamentale, est plus que jamais nécessaire, sur tous les fronts.

Frédérique Bernier, Professeure de littérature, Cégep de Saint-Laurent

[1] Entretien avec Thomas Chamayou et Grégoire Hippler, « À jouer la guéguerre des machines, nous seront toujours perdants », Article 11, lundi 13 janvier 2014 (www.article11.info/A-jouer-la-guegu..)

[2] CEEC, Évaluation de l’efficacité des systèmes d’Assurance qualité des collèges québécois. Orientations et cadres de référence. Deuxième édition, Gouvernement du Québec, juin 2015, p. 8. (http://www.ceec.gouv.qc.ca/publications/ORIENTATION-DOC/Efficacite_Systemes_Assurance_Qualite_2015_Accessible.pdf)

[3] Éric Martin et Maxime Ouellet, Les mécanismes d’assurance qualité dans l’enseignement supérieur, rapport de recherche, Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS), novembre 2012(www.iris-recherche.qc.ca/wp-content/uploads/2012/11/Assurance-qualite-web.pdf ). Voir aussi FNEEQ, Avis de la FNEEQ sur l’assurance qualité, document déposé au Conseil supérieur de l’éducation, décembre 2011 (www.fneeq.qc.ca/fr/accueil/publications/memoires/Final-Conseil-Sup-Education-2011-12-15.pdf). Voir également Isabelle Bruno et Emmanuel Didier, « L’évaluation, arme de destruction », Le Monde diplomatique, mai 2013, p. 3.

[4] Voir Éric Martin et Maxime Ouellet, Les mécanismes d’assurance qualité dans l’enseignement supérieur, loc.cit., p. 13-15.

[5] Commission de l’évaluation de l’enseignement collégial, « La Commission d’évaluation de l’enseignement collégial : sa mission et ses orientations », document d’orientation, Gouvernement du Québec, juin 2009, p. 7.

[6] Voir à ce sujet l’article étoffé de Louis Raphaël Pelletier, dont je reprends ici l’analyse : « Les plans stratégiques de développement et le néolibéralisme de la Commission d’évaluation de l’enseignement collégial », BIS, Bulletin d’information syndicale du syndicat des professeurs du cégep Marie-Victorin, Cahier spécial « Assurance qualité », vol. 22, no, 14, février 2014, p. 8.

[7] CEEC « L’évaluation des plans stratégiques des cégeps. Cadre d’analyse », Février 2005, in CEEC, Les plans stratégiques des cégeps. Un premier bilan d’évaluation, Gouvernement du Québec, 2006, p. 29.

[8] CEEC, 2015, loc.cit., p. 8.

[9] FNEEQ, « La CEEC se lance dans la métaévaluation», Document d’orientation présenté à la réunion du regroupement cégep des 23 et 24 mai 2013, document final envoyé aux syndicats du regroupement cégep le 19 août 2013 (http://www.fneeq.qc.ca/fr/cegep/dossiers/2013-08-19_assurance_qualitx_CEEC_et_mxtaxvaluation_.pdf)

[10] Je me réfère ici à une conférence « sur l’évaluation et le contrôle technocratiques des professeurs » prononcée par Gilles Gagné dans le cadre des Conférences sur l’implantation des mécanismes d’assurance qualité dans les cégeps, organisées par le syndicat des professeurs du cégep Édouard-Montpetit le 13 mars 2014. (https://www.youtube.com/watch?v=To7...).

[11] CEEC, 2015, loc. cit., p. 25.

[12] CEEC, 2015, p. 5 et 11.

[13] Voir Plan d’action pour contrer le processus d’assurance qualité de la CEEC, plan d’action adopté à la réunion du regroupement cégep des 8 et 9 mai 2014 (https://seeclg.files.wordpress.com/...https://seeclg.files.wordpress.com/2013/09/2014-05-0809-plan-daction-contrer-lassurance-qualitc3a9-adoptc3a9.pdf ).

[14] « Les cégeps sont forcés de réduire considérablement le temps consacré à la reddition de comptes afin que leurs ressources puissent se concentrer sur leur mission auprès des étudiants et des étudiantes », Fédération des cégeps, Résolution. Reddition de comptes. AG-203-05 (2015-04-30), p. 2.


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