vendredi 3 mars 2017

« Rendez-vous national de la main-d’oeuvre », ou comment construire une rhétorique pour dissimuler une offensive


Un excellent texte de Bernard Rioux à lire



QUÉBEC

« Rendez-vous national de la main-d’oeuvre », ou comment construire une rhétorique pour dissimuler une offensive



mardi 28 février 2017, par Bernard Rioux

Les 16 et 17 février dernier s’est tenu à Québec le « Rendez-vous national de la main-d’oeuvre ». Le gouvernement Couillard avait convié les associations patronales, les organisations syndicales, des responsables des institutions de formation (commissions scolaires, fédération de cégeps et d’universités), des organismes d’accueil aux immigrant-e-s et de développement de l’employabilité et des représentant-e-s de Premières nations. L’événement est quasiment passé inaperçu. Il ne s’agissait pas d’un grand sommet économique où des « partenaires sociaux » auraient été appelés à discuter des grandes orientations concernant des politiques économiques (politique budgétaire, fiscale, commerciale, industrielle, forestière, énergétique… ) Il s’agissait, plus pragmatiquement, de discuter des défis posés en termes de disponibilité de la main-d’oeuvre, de conditions d’intégration, de maintien en emploi et de formation professionnelle. Il s’agira dans un premier temps de rappeler l’essentiel des intentions véhiculées par les principaux acteurs du sommet et de souligner, dans un deuxième temps, l’impasse que constitue pour les organisations syndicales et populaires ce type d’exercice.

La mise au jeu gouvernementale [1]

Philippe Couillard a présidé l’ensemble de la rencontre. Les ministres François Blais, Hélène David et Dominique Vien ont agi comme vice-présidents du Rendez-vous.

Le Cahier de participation explique que depuis 40 ans le taux de chômage n’a pas été à un niveau aussi bas. En 1995, le taux de chômage était de 11,5%. En 2015, il est tombé à 7,6%. Le taux d’emploi est passé de 63,3% en 1995 à 72,8% en 2015. Cela pose aux entreprises de nombreux problèmes en ce qui concerne la possibilité de disposer d’une main-d’oeuvre compétente en nombre suffisant, nous dit le « Cahier... ».

Les entreprises font d’abord face à un défi démographique. Le nombre des personnes en âge de travailler a commencé à décroître en 2014. Cette décroissance devrait se poursuivre jusqu’en 2020. Le gouvernement veut aider les entreprises à relever ce défi en favorisant la disponibilité de la main-d’oeuvre. La participation au marché du travail doit être encouragée. Les personnes assistées sociales doivent être incitées à participer au marché du travail. Les retraité-e-es doivent retarder leur retraite et l’âge de la retraite doit être plus tardive. Plus, les travailleuses et travailleurs choisis parmi des personnes immigrantes qualifiées doivent pouvoir être accueillies sur le marché du travail. Les handicaps doivent de moins en moins être un prétexte à l’exclusion du travail. Les peuples autochtones doivent aussi être perçus comme un réservoir de main-d’oeuvre à mobiliser.

La formation professionnelle doit être repensée. Elle doit être flexibilisée et régionalisée afin qu’elle puisse répondre aux besoins des entreprises. La main-d’oeuvre actuelle et future doit pouvoir répondre aux besoins du marché du travail. Le développement de la polyvalence, de la flexibilité, bref du savoir-être et de savoir s’adapter doit être au coeur de la formation d’une main-d’oeuvre compétente.

Les associations patronales soulignent les difficultés et les attentes des entreprises…

Les associations patronales ont manifesté un accord complet avec l’analyse gouvernementale de la situation et avec les pistes d’action esquissées. Elles ont souligné leurs difficultés de recrutement et de rétention de la main-d’oeuvre. C’est pourquoi la remise en question de l’âge de la retraite et le développement de perspectives de deuxième carrière pour les travailleuses et travailleurs âgés s’avèrent très importants.

Elles ont souligné l’importance de l’absentéisme et le caractère de plus en plus hétérogène des entreprises aux niveaux générationnel et culturel. Les jeunes ne forment pas une main-d’oeuvre stable et ne sont pas aussi fidèles à l’entreprise que les générations précédentes. Il faut donc introduire des horaires flexibles et hachurés et développer des formes de télétravail pour répondre aux différentes sensibilités que l’on peut retrouver dans les entreprises.

Elles ont souligné que les entreprises de moins de 50 employé-e-s forment l’essentiel des entreprises au Québec et qu’elles ne disposent pas, souvent, d’un service du personnel capable d’identifier les futurs besoins en main-d’oeuvre et de diagnostiquer correctement l’ensemble des problématiques que les PME peuvent rencontrer. C’est pourquoi le travail d’accompagnement du gouvernement s’avère important. Ce dernier pourrait fournir des boîtes à outils pour aider à résoudre ces différentes problématiques. Les associations patronales ont également souligné l’importance du maillage des entreprises de différentes tailles afin de favoriser le partage d’expertises et de permettre des échanges sur les meilleures pratiques.

Elles ont également souligné l’importance que le gouvernement n’augmente pas la réglementation imposée aux entreprises et elles ont tenu à souligner à plusieurs reprises qu’il ne fallait pas légiférer ce qui renforcerait les contraintes reposant sur les entreprises alors que c’est dans un sens complètement inverse qu’il faut s’orienter.

Les organisations syndicales insistent sur la nécessité de lois-cadre pour améliorer les normes de travail et la conciliation travail-famille-études

Les organisations syndicales ont insisté sur le fait que le recrutement et la rétention de la main-d’oeuvre passent par l’amélioration des salaires et des conditions de travail. Des mesures favorisant la conciliation famille-travail-étude sont aussi importantes à cet égard. Elles ont appelé à une hausse du salaire minimum à 15$ de l’heure et à l’élargissement de la période de congés. Elles ont souligné la nécessité de favoriser la présence des femmes sur le marché du travail. Elles se sont attaquées aux agences de placement en soulignant la prévalence d’accidents de travail chez les employé-e-s référés par ces agences. Elles ont insisté pour la mise en place de mesures fortes et concrètes pour améliorer la santé au travail. Elles ont lié l’augmentation de la productivité des entreprises à l’amélioration des conditions de travail. Elles ont rappelé la nécessité d’ encadrer la précarisation de l’emploi provoquée par la multiplication d’horaires de plus en plus atypiques. Pour ces organisations, l’adoption d’une loi-cadre sur les normes de travail est essentielle pour améliorer les conditions de la main-d’oeuvre.

Les institutions scolaires et groupes responsables de la formation se disent fins prêts à répondre aux attentes des entreprises

La Fédération des commissions scolaires a affirmé être prête à travailler avec les entreprises et elle a assuré que les commissions scolaires ont plein de solutions à proposer en ce qui concerne la formation professionnelle : formation professionnelle à temps partiel, utilisation de différents formats d’enseignement (à distance, en ligne, dans l’entreprise). Les compétences de base, y compris le savoir-être, font d’ailleurs partie de leur offre de formation. La régionalisation des formations pour répondre plus étroitement aux besoins des entreprises de régions déterminées est aussi dans leur coffre à outils. La Fédération de cégeps a assuré que les cégeps peuvent également faire preuve d’une flexibilité de même nature. Elle a d’ailleurs souligné que 80% des formations professionnelles disposaient déjà d’un stages en entreprise. Les organisations dont la mission est de favoriser l’intégration des jeunes en emploi ont souligné l’importance de leur travail en ce qui concerne le développement de l’employabilité. Elles ont insisté sur la nécessité de l’ouverture que doivent manifester les entreprises aux jeunes qui ont un parcours scolaire plus difficile et plus chaotique.

La gestion de la diversité, une dimension essentielle des politiques de main-d’oeuvre

Les institutions universitaires ont souligné tout le travail entrepris pour la reconnaissance des acquis et des compétences pour les personnes venant de l’étranger. Les organismes d’accueil des réfugiés-immigrants ont insisté sur la régionalisation de l’immigration. Ils ont souhaité qu’un soutien particulier soit offert aux employeurs qui engagent des immigré-e-s. Le Conseil du patronat a demandé un accompagnement gouvernemental des entreprises pour former des gestionnaires en diversité. Les représentant-e-s des Premières n’avoir ont réclamé un siège à la Commission des Partenaires du Marché du Travail (CPMT), dans les Conseils Régionaux des Partenaires du Marché du Travail (CRPMT) et d’avoir accès aux mêmes mesures que celles qui sont accordées à la main-d’oeuvre d’origine immigrante. Des interventions ont souligné la nécessité de mise en place de pratiques visant à enrayer la discrimination et le racisme systémique, et de renforcer les cours de francisation.

Le premier ministre Couillard satisfait de l’exercice.

Le premier ministe Couillard a rappelé que la tâche du gouvernement est d’aider les entreprises à trouver des employé-e-s compétents, y compris par une immigration choisie et par la mise en place d’un système de sélection et de suivi régionalisé pour répondre aux besoins régionaux des entreprises. Il a insisté sur la reconnaissance des acquis et la mise en place d’un guichet unique pour leur reconnaissance pour favoriser l’emploi. Il a rappelé la priorité qu’il donnait au projet de loi 98 « modifiant diverses lois concernant principalement l’admission aux professions et la gouvernance du système professionnel ». Il a souligné l’importance de renforcer les liens entre le programme d’éducation et les besoins de l’entreprise et de favoriser l’apprentissage en milieu de travail.

Un exercice de concertation qui esquive les intérêts contradictoires en jeu

Tout au long de la rencontre, des points de vue contradictoires ont été énoncés par le patronat et les organisations syndicales. Mais ces points de vue n’ont pas été l’objet d’un débat. Ces points de vue contradictoires se sont exprimés également lorsque la ministre du Travail Dominique Vien a annoncé son intention de réviser la Loi des normes du travail. [2].

Les employeurs veulent une main-d’oeuvre plus flexible particulièrement en ce qui concerne le calcul des heures supplémentaires. Ils remettent en question la semaine légale de 40 heures et l’obligation de payer à taux et demi au-delà de la semaine légale. Ils remettent également en question les motifs invoqués pour les absences pour raisons familiales, les préavis de congé parental et demandent le report de l’âge de la retraite à 67 ans… Ils s’opposent également à l’augmentation du salaire minimum à 15$ de l’heure.

Les organisations syndicales revendiquent le droit de refuser de faire des heures supplémentaires, le droit d’avoir de vraies périodes de pause et de repas, la fin des clauses de disparités de traitement selon la date d’embauche, la fin des régimes de retraite à deux vitesses et des régimes d’assurances collectives à deux vitesses. Elles veulent l’amélioration des congés parentaux, et un meilleur encadrement du travail précaire. Elles exigent la hausse du salaire minimum à 15$ de l’heure.

En fait, nous sommes devant une offensive de la partie patronale à toutes une série de niveaux :

- augmentation de l’offre de main-d’oeuvre pour améliorer le rapport de force pour les employeurs
- ¨renforcement de la précarité au travail favorisant le travail à temps partiel et la diminution de rémunération.

 mise en place de formations étroitement liées aux besoins des entreprises.

 - Politique d’immigration choisie gérée sur mesure pour les besoins des employeurs développant chez les employé-e-s une faible stabilité en emploi, débouchant sur des formations récurrentes et étroites.


D’ailleurs, le grand absent de ce Rendez-vous national de la main d’oeuvre, c’est l’État comme patron des services publics. Il aurait été pourtant important de rappeler la généralisation du travail précaire dans le secteur public, la stagnation des revenus pour le plus grand nombre, la dégradation de la santé au travail et la multiplication des cas d’épuisement professionnel… Cette dégradation de la situation des travailleuses et travailleurs du secteur public est directement liée aux politiques d’austérité du gouvernement Couillard qui ont créé une situation où un manque d’investissement dans service s publics a débouché sur un manque d’effectifs tant en santé qu’en éducation et sur un renforcement de la charge de travail pour les employé-e-s de ce secteur. Ce sont particulièrement les femmes qui sont majoritaires dans ces secteurs qui ont été les cibles de ses politiques gouvernementales. La détérioration des conditions de travail ont créé une situation où les services à la population n’ont pu continuer à être donné que par le dévouement des employé-e-s du secteur public. Pas étonnant qu’un tel État patron voit comme allant de soi l’application par les employeurs du secteur privé de politiques de la même eau.

Durant ce « Rendez-vous », les organisations syndicales ont fait de la représentation, mais cette dernière ne se fait pas dans un cadre d’une mobilisation et d’une préparation à l’affrontement de classe nécessaire pour faire face à cette offensive et capable de faire échouer les objectifs de la classe dominante.

Ce « Rendez-vous national sur la main-d’oeuvre » comme les autres sommets, ont d’abord comme fonction de légitimer les politiques gouvernementales au service des entreprises et d’amener les organisations des classes subalternes à reprendre, du moins en partie, la logique du renforcement de la capacité concurrentielle des entreprises comme étant du devoir de tous les « supposés partenaires ». Les représentations des organisations syndicales et populaires lors de tels rendez-vous cherchent le plus souvent à démontrer qu’il n’y a pas de contradictions entre les revendications des travailleurs et des travailleuses et le développement de la capacité concurrentielle de ces entreprises. Elles vont jusqu’à affirmer que de meilleures conditions de rémunération et de travail sont les garants du renforcement des capacités concurrentielles des entreprises. Cet argument suggère que les patrons ne comprennent pas ou comprennent mal les conditions concrètes de la défense de leurs propres intérêts. Or, il n’en est rien. Ils comprennent que pouvoir presser au maximum leurs employé-e-s pour en tirer le maximum de travail est la condition de leur réussite et de leurs profits.

La seule réponse des travailleurs et des travailleuses à l’offensive qui se prépare, c’est la compréhension qu’il y a une lutte de classe où s’affrontent des intérêts antagoniques et qu’il faut s‘y préparer.

Les clés de cette préparation passent par des dénonciations répétées et argumentées de la domination du capital et de ses manoeuvres afin de développer un juste sentiment d’injustice par rapport à ce que les patrons obligent les travailleuses et les travailleurs à vivre. C’est en généralisant le sentiment d’indignation face aux politiques d’austérité, face à la généralisation de la précarité, face à l’intensification du travail, face à la remise en question des acquis et des droits … , qu’il devient possible d’attribuer cette violence à un patronat cupide et à un État à son service. C’est dans cette démarche que le mépris des personnes qui exercent des fonctions de pouvoir peut être interprété comme le mépris que la classe dominante manifeste envers les travailleuses et les travailleurs. Cette démarche permet de créer les conditions du développement d’un syndicalisme de combat seul capable dans cette période néolibérale où le patronat est à l’offensive contre les acquis de la majorité populaire de construire une résistance efficace. [3]

Cette perspective indique aussi que la voie à suivre est de refuser toute politique de concertation sociale et de participer à de tels « sommets » où les dés sont pipés d’avance et qui ne servent qu’à entamer la nécessaire vigilance face aux coups fourrés que nous préparent le patronat et un gouvernement qui défend les intérêts des derniers. À un autre niveau, la question de l’emploi pour les organisations syndicales et populaires doit être soulevée dans le contexte de la transition énergétique et de la restructuration de l’économie dans une optique de justice sociale. Une telle orientation permettrait de dépasser une approche purement défensive et de proposer un véritable plan pour l’emploi dans l’intérêt de la majorité ouvrière et populaire, en toute autonomie au-delà des préoccupations patronales.
 
Notes

[1] Voir, Rendez-vous national sur la main-d’oeuvre, cahier de participation, Gouvernement du Québec, février 2017

[2] Voir : La boîte de Pandore des normes du travail, par Lia Lévesque, Le Soleil, le 20 février 2017

[3] Voir, Thomas Coutrot, Jalons vers un monde possible, chapitre 3, Le travail décent : un bien commun, pp. 104-106, Éditions Le bord de l’eau, 2010


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