lundi 23 février 2015

Inactualité cybernétique


Francis Lagacé nous parle de la pensée cybernétique.


Inactualité cybernétique 

23 février 2015

Avec la retraite, je croyais naïvement que la grosse pile de livres à lire diminuerait, mais elle continue à croître sans tenir compte du changement dans mon rythme de vie.

Toutefois, le mode de sélection dans ladite pile s'est modifié. Il ne s'agit plus de choisir ceux qui devraient être lus parce qu'ils correspondent à des préoccupations au travail ou à une certaine actualité politique, syndicale, littéraire... C'est plutôt l'humeur et les affinités du moment qui décident de l'élection d'un livre. L'inactualité prend alors la place de la dictature de l'actualité et se donne l'allure d'un délicieux péché contre la supposée pertinence des lectures auxquelles se livre un intellectuel.

Pêcher littéralement dans le grand bassin des livres à lire ramène à la surface des ouvrages qui ont été acquis il y a quelques années ou même il y a plus de dix ans. Ainsi, quand je suis tombé sur L'empire cybernétique de Céline Lafontaine acheté en 2004, je me suis dit qu'il n'y aurait plus grand-chose d'à jour dans cet essai.

Je commence donc la lecture et suis vite séduit par le style limpide et vif. On y fait un historique du paradigme cybernétique avec acuité sous un parti pris énoncé dès le départ, celui de l'humanisme. Il y a là une qualité certaine de ne pas se draper sous une apparente neutralité quand il s'agit de réfléchir à des développements philosophiques qui orientent l'agir.

Au fil de l'exposé, on met au jour des contradictions fort intéressantes. Par exemple, la pensée cybernétique place l'inconscient en dehors des individus plutôt qu'en dedans puisqu'il s'agit de tout ramener à la circulation de l'information. Un tel mouvement peut être vu comme fort libérateur puisqu'il réduit l'importance accordée à l'individualité. Pourtant, dans la pratique, le résultat est une exacerbation du narcissisme tel que l'individu prend toute la place dans les relations du cyberespace. Et Céline Lafontaine parle à un moment où Facebook n'est pas encore dans le paysage, il vient à peine d'être fondé quand le livre est imprimé en février 2004.

Autre contradiction fort intéressante : la pensée cybernétique qui a émergé à la fin de la Deuxième Grande Guerre visait à combattre le totalitarisme, or il conduit dans l'état actuel des choses à une gestion informationnelle livrée au contrôle soumettant les individus à l'adaptabilité, qu'elle soit technologique ou psychologique.

La critique elle-même de la cybernétique n'est pas exempte de contradiction : si l'on admet que la subjectivité est irréductible, cela conduit à la reconnaissance d'un dualisme âme et corps incompatible avec les connaissances scientifiques actuelles.

De mon côté, je reconnais volontiers que la subjectivité est irréductible en ce sens que le subconscient d'un individu n'est pas substituable à celui d'un autre, mais il faut admettre que ces subconscients sont des constructions dont l'individualité est liée au parcours et à l'environnement de chacun.

En une ère où la chasse aux temps morts est la règle dans tous les milieux de travail, on se désole de constater que seules les personnes retraitées et les philosophes peuvent se payer le luxe de l'inactualité.

LAGACÉ, Francis





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