lundi 12 octobre 2015

Les nécessaires enseignantEs


Francis Lagacé nous parle des enseignantEs


Les nécessaires enseignantEs 

2 octobre 2015

Êtes-vous parmi celles et ceux qui ont manifesté leur appui aux employéEs du secteur public à l’occasion des nombreuses manifestations récentes ? Elles et ils méritent notre plus haute estime, toujours sous la pression de faire plus avec moins, constamment l’objet du dénigrement systématique des chantres de l’austérité, et j’en passe.

J’ai une pensée particulière pour la profession enseignante, le plus beau métier du monde après celui de parent, aussi je profite de l’occasion pour proposer une réflexion sur le mythe tenace selon lequel on arrivera un jour à se passer de professeurEs.

Certes, cette idée, qui n’est pas neuve, fait bien l’affaire des universités-usines à diplômes. Plus on met de « clients » dans la boîte, plus c’est lucratif. Puis, on n’a qu’à mettre les contenus de cours en boîtes de conserve et à les livrer partout dans le monde. Avec les ordinateurs, on a franchi une étape de plus vers l’affranchissement de l’élève, qui peut fort bien se passer de maître (j’entends maître au sens noble de « personne qui guide » et non de potentat tyrannique).

Je soumettrai modestement que les individus qui peuvent se passer de guide sont rares et ne sont pas plus nombreux aujourd’hui qu’il y a cinq mille ans aux débuts de notre histoire. Les esprits de fine observation à la capacité d’analyse, de synthèse et d’application existaient alors et pouvaient se débrouiller sans qu’on leur enseigne. Mais, l’immense majorité des gens avaient absolument besoin de quelqu’un pour leur montrer comment distinguer le bon sens des faux-semblants, pour apprendre les règles de la logique et la démarche analytique.

Puis sont arrivés les codex, les manuscrits et autres instruments de savoir. Les esprits de fine observation à la capacité d’analyse, de synthèse et d’application existaient alors et pouvaient se débrouiller sans qu’on leur enseigne. Mais, l’immense majorité des gens avaient absolument besoin de quelqu’un pour leur montrer comment lire, écrire, chercher dans les ouvrages, pratiquer un art ou une technique.

Ensuite est arrivée l’imprimerie avec la diffusion phénoménale des livres et du savoir dans les bibliothèques et les écoles. Les esprits de fine observation à la capacité d’analyse, de synthèse et d’application existaient alors et pouvaient se débrouiller sans qu’on leur enseigne. Mais, l’immense majorité des gens avaient absolument besoin de quelqu’un pour leur montrer à lire, écrire, compter, réfléchir, avoir l’esprit critique, comprendre la démarche scientifique.

Alors est arrivé l’ordinateur, cet outil merveilleux qui permet d’engranger des connaissances en quantité astronomique, de les restituer à la demande et de faire des calculs et autres opérations avec une rapidité hors d’atteinte des humains. Les esprits de fine observation à la capacité d’analyse, de synthèse et d’application existaient alors et pouvaient se débrouiller sans qu’on leur enseigne. Mais, l’immense majorité des gens avaient absolument besoin de quelqu’un pour leur montrer à utiliser cet ordinateur, à distinguer mémoire et compréhension, à garder les objectifs humanistes au-dessus du rationalisme froid, toujours à lire, à écrire, compter, réfléchir, prendre une distance critique, douter de ce qui paraît évident et savoir observer au-delà et en-deça de ce que la technique laisse voir.

Finalement est apparu Internet grâce à quoi tout le savoir du monde est au bout des doigts de n’importe quel enfant et la sagesse des plus grands esprits présents et passés accessible où qu’on soit sur la planète (enfin dans beaucoup d’endroits, disons). Les esprits de fine observation à la capacité d’analyse, de synthèse et d’application existent toujours et peuvent se débrouiller sans qu’on leur enseigne. Mais, l’immense majorité des gens ont absolument besoin de quelqu’un pour leur apprendre à distinguer dans le fatras d’information pêle-mêle auquel ils sont confrontés ce qui correspond à une argumentation logique, ce qui est le fruit de la démarche scientifique, ce qui est fait avéré et ce qui est rumeur, ce qui résulte d’une réflexion critique, comment tenir cette réflexion critique, à se poser les bonnes questions, à se demander comment trouver la « vie bonne » et à ne pas être l’esclave de la technique, à ne pas se laisser manipuler par les concepts fumeux, à comparer, analyser et trier, à chercher par soi-même.

Les esprits qui n’ont pas besoin d’enseignantE ont toujours été les mêmes. Ils se débrouillaient bien avant Internet, l’ordinateur, l’imprimerie, les codex, les péripatéticiens... L’immense majorité des gens, comme moi, ont besoin d’une personne pour les encourager, pour avoir une relation humaine, pour réfléchir à haute voix, puis méditer dans le calme, pour fermer le bouton de l’appareil et faire une blague absurde avant de reprendre sur un autre sujet.

Comme moi, vous avez peut-être des souvenirs de ces personnes qui ont marqué votre vie et vous ont permis de devenir qui vous êtes : Fernand, qui m’a enjoint de faire fructifier mon talent jusqu’à l’université, parce que personne dans mon milieu ne pensait à ce genre de choses, Florido, qui m’a fait confiance et a accepté les discours d’opposition, Bertrand, qui m’a appris à remettre cent fois sur le métier le tissu de mon argumentation, Gérald, qui avec enthousiasme m’a ouvert toutes grandes les portes de l’enseignement malgré mon allure et mon attitude marginales, Jean-Marcel, qui m’a soutenu et a combattu les dogmes avec moi et d’autres sans doute que j’oublie, mais que mon habitus a intégrés.

Toujours nous aurons besoin de nos enseignantEs.

LAGACÉ, Francis




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